Introduction:
La fonction du langage semble être de communiquer. Communiquer, c'est-à-dire échanger, mettre en commun, rendre commun, c'est-à-dire rendre public ce qui d'abord était privé. Il s'agit de donner connaissance à autrui de ce qui m'est personnel, privé, intérieur, puisque appartenant au champ fermé de ma conscience. Les pensées sont incommunicables directement, de conscience à conscience. Ma pensée ne peut être connue d'autrui qu'indirectement, par la médiation du langage. Communiquer consiste donc à traduire la pensée en mots pour la transmettre à autrui. Communiquer, c'est transmettre un message. La communication peut être pensée sur le modèle de la transmission entre un émetteur et un récepteur. Le langage serait donc le véhicule, ou l'instrument de la pensée. C'est la conception la plus commune du rapport entre le langage et la pensée: le langage est un instrument au service de la pensée. Certaines expressions courantes sont révélatrices de cette conception instrumentaliste: on dit que les mots "traduisent" notre pensée, ce qui suppose que la pensée est déjà là, avant l'expression. Ou encore, on dit que l'on "cherche ses mots", comme si l'on avait une idée, sans trouver le mot qui lui correspond. La pensée, donc, préexisterait au langage, les idées précéderaient les mots. Ne pas trouver le mot adéquat suscite un sentiment d'agacement, voire d'hostilité contre cet outil imparfait qu'est le langage. Le langage a pour fonction de communiquer un message. Le but est d'arriver à une transmission aussi claire que possible. Mais elle n'est jamais absolument transparente. Toute transmission d'information subit des pertes, des déformations. Le langage, instrument au service de la pensée, n'est pas toujours fidèle à mon intention. C'est un outil imparfait, car les mots trahissent nos intentions, ils déforment notre pensée. Cette imperfection peut-elle être surmontée, ou est-elle sans remède? Est-elle accidentelle, ou essentielle - alors, le langage serait imparfait par nature?
I. "Il faut se méfier des mots"
Les mots ne correspondent pas toujours à nos pensées, parce que la langue est une œuvre collective, forgée au cours des siècles passés, et commune à tous, tandis que notre pensée est personnelle. Les mots de tout le monde ne conviennent pas toujours à mes pensées, je n'y peux rien, c'est inévitable.
1. La généralité du concept
Les mots ont pour défaut leur trop grande généralité. En particulier les noms communs. Comme leur nom l'indique, ils sont communs à plusieurs choses. Le nom propre, lui, est propre à un être, il n'appartient qu'à lui. Le nom commun, en revanche, convient à tous les êtres de la même espèce. Au nom commun correspond une idée générale, une essence, un concept, ou, comme dirait Platon, une Idée. Le concept regroupe tous les traits essentiels communs à tous les êtres d'une même espèce. Le nom commun, donc, ne retient que ce qu'il y a de commun. Il gomme la spécificité, l'originalité de chaque être singulier. Les différences singulières, accidentelles, sont passées sous silence. Si je désigne cet arbre-ci, cet arbre unique, dont un poète saurait décrire l'originalité, du nom générique d'arbre, je ne dis rien de lui, je le confonds avec tous les autres. Le problème se posera tout spécialement quand il s'agira de décrire quelque chose de particulièrement original, de tout à fait singulier. Par exemple une sensation ou un sentiment. Chaque histoire d'amour est unique pour ceux qui la vivent. Mais rien n'est plus banal que les mots "je t'aime". Le langage semble impuissant à exprimer l'unique, à cause de la généralité des mots. En décrivant un sentiment unique à l'aide de mots, je le ramène à du déjà connu, du déjà éprouvé. Le mot de "colère" exprime un concept général, commun à une multitude de sentiments et de personnes. Le seul fait de nommer une chose conduit à en méconnaître la singularité pour la rapporter à un ensemble général. Je la compare, pour en retenir seulement ce qu'elle a de semblable avec d'autres. "Aussi certainement qu'une feuille n'est jamais tout à fait identique à une autre, aussi certainement le concept feuille a été formé grâce à l'abandon délibéré de ces différences individuelles" (Nietzsche, le Livre du philosophe). Les mots sont comme des vêtements en prêt-à-porter, alors que pour décrire une expérience personnelle, il faudrait du sur-mesure. Ils sont mal taillés, trop généraux, trop larges pour épouser fidèlement les contours de la réalité à restituer. Le concept ne convient pas pour décrire une réalité singulière. Il est toujours en dessous de l'intuition. C'est dans l'Introduction à la métaphysique que Bergson distingue le concept de l'intuition. L'intuition consiste à coïncider avec ce qui est à décrire, à le connaître de l'intérieur. Ce type de connaissance est possible lorsque l'objet à connaître est moi-même. L'intuition est alors directe, immédiate, comme le cogito. En revanche, la description par concepts se fera par étapes, par esquisses, si bien qu'elle sera toujours approximative, jamais achevée. Si je veux évoquer l'atmosphère des rues de Paris à un ami qui ne connaît pas la capitale, il me faudra multiplier les concepts, en accumulant les remarques, en procédant par touches successives. Mais ce travail restera incomplet, car il n'égalera jamais l'impression vécue. Il est donc difficile de traduire une intuition en concepts. Une intuition est toujours difficile à exprimer. Cette difficulté est inévitable.
2. La polysémie
Les mots sont trop généraux. Ils sont aussi ambigus. Ils ne sont pas univoques, mais ont plusieurs sens. C'est le cas des homonymes: un même mot est synonyme de l'adjectif pratique et désigne un meuble. L'homonymie, dira-t-on, est exceptionnelle. Mais il y a une ambiguïté dont chaque mot est nécessairement affecté, une ambiguïté essentielle, propre à tous les mots, qu'on appelle polysémie. Un mot ne signifie pas seulement ce qu'il désigne ou dénote, mais aussi tout ce qu'il connote ou suggère. Chaque mot contient des significations implicites. Les mots que j'emploie ont un passé, ils ont une histoire.
D'abord, une histoire personnelle. Chaque mot de mon vocabulaire est riche d'une expérience personnelle. Mes mots sont liés à certaines expériences, ils sont associés dans mon esprit à certaines situations, des souvenirs, des idées, des sentiments. Dans mon esprit se créent des associations entre tel et tel mot, ou tel mot et telle idée parce que, au cours de mon passé, ils se sont souvent trouvés ensemble. Du coup, le mot va suggérer l'idée à laquelle il se trouve accidentellement associé, peut-être pas de façon pleinement consciente. Chaque mot, en plus de son acception usuelle et commune, est porteur de significations personnelles. Chacun est lourd d'un passé personnel, il évoque un halo de significations dont il s'est peu à peu chargé. Ces significations, liées à mon histoire personnelle, ne sont pas connues d'autrui. Si chaque mot comporte ainsi, en plus de sa signification usuelle, celle qui fait l'objet d'un accord, une multitude de significations latentes, clandestines, mon interlocuteur risque de saisir, à la place de ce que je voulais lui dire, ce que mes mots lui suggèrent. La polysémie, en d'autres termes, nous expose au risque du malentendu.
La polysémie est aussi le résultat de l'histoire collective dont les mots sont les témoins. La langue est le reflet d'une société et d'une culture. Elle reflète les valeurs propres à un groupe social. Par exemple, certains mots, avec le temps, sont galvaudés, comme une pièce de monnaie qui, à force de passer de main en main, a perdu tout son éclat. Leur sens, alors, s'affaiblit. A force d'être employés par tout le monde, à tort et à travers, ils en viennent à ne plus rien signifier du tout. Ou bien leur sens s'affaiblit. Exemples: "sans doute", "étonné". Certains se mettent à signifier le contraire de leur sens initial: "é-nervé" (cf. les Enervés de Jumièges). Ou encore, des mots se chargent d'une coloration péjorative. Ainsi, ils expriment un jugement de valeur du corps social. Sartre en donne une illustration dans Orphée noir, qui fut initialement publié comme introduction à l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Léopold Sedar Senghor. Ce livre rassemble des poèmes d'auteurs noirs qui ont voulu, en langue française, exprimer leur fierté d'être noirs. Ils se sont heurtés à cette difficulté: en français, le noir est rarement une valeur. Le noir est négatif: il suggère l'obscurité, l'ignorance, le deuil. Les images les plus courantes révèlent le sens de l'opposition entre blanc et noir. On dira blanc comme neige pour évoquer la pureté ou l'innocence. Mais on parlera de la noirceur d'une âme ou d'un crime. Le couple formé par les adjectifs blanc et noir, constate Sartre, est "un couple hiérarchisé" (page 248). Cette hiérarchie dont témoigne la langue reflète l'idée d'une hiérarchie sociale entre l'homme blanc et l'homme noir. C'est que la langue française est la langue des blancs, c'est-à-dire des colons, de ceux qui ont le pouvoir. Une telle connotation a obligé, par exemple, à renoncer à l'usage du mot "nègre".
La polysémie, conçue comme l'accumulation, pour chaque mot, de connotations plus ou moins conscientes, conduit au malentendu, mais aussi au glissement de sens. "Les mots boivent notre pensée avant que nous ayons eu le temps de la reconnaître. Nous avons une vague intention, nous la précisons par des mots, et nous voilà en train de dire tout autre chose que ce que nous voulions" (Sartre). On part d'une idée. Par un glissement progressif, on passe insensiblement à une autre signification. La polysémie rend également possibles le sophisme et la propagande. Voilà une imperfection dont je ne suis pas responsable, et qui paraît inévitable.
II. Une langue parfaite?
La langue, telle qu'elle existe, rend possibles le malentendu et le sophisme. Est-il possible d'imaginer une langue parfaite, qui interdirait à la fois ces deux défauts, et assurerait une communication univoque en favorisant la recherche de la vérité?
1. La justesse des noms
Une langue serait parfaite si, en elle, le rapport entre chaque mot et la chose qu'il désigne était sans ambiguïté. Il faudrait qu'elle ne soit constituée que de mots appropriés aux objets désignés. La condition de cette perfection serait donc la justesse des noms. Grâce à une telle langue, on pourrait comprendre le sens de chaque mot de façon instantanée. Un mot inconnu pourrait être instantanément compris. Ce cas arrive parfois dans les langues naturelles comme le français. Il suffit parfois de connaître le nom pour connaître la chose. Il suffit d'identifier l'étymologie. En décomposant un mot en ses éléments, on parvient à découvrir sa signification. Exemple: philo-sophie. Mais qu'en est-il des éléments eux-mêmes? On ne connaît pas toujours leur origine, et il faudra bien qu'il y ait des termes premiers, qui ne soient pas décomposables à leur tour. La perfection serait que les mots désignent la chose à laquelle ils sont attachés par un rapport de ressemblance. Il faudrait, en quelque sorte, que le nom soit une imitation de la chose. Un tel rapport de ressemblance existe entre le geste et la chose. Le geste est descriptif, il est lié à la nature, à la forme de la chose. Pour évoquer un cheval, n'importe quel geste choisi arbitrairement ne conviendra pas, mais il faudra, par exemple, imiter la posture du cheval. Or il existe des mots descriptifs, liés, comme le geste, par un rapport d'analogie à ce qu'ils désignent: ce sont les onomatopées. Les verbes miauler ou craquer ne sont pas choisis au hasard, mais leur sonorité évoque le son qu'ils désignent. Entre ces mots et ce qu'ils désignent, le lien est de nature. Inutile d'ouvrir un dictionnaire pour comprendre leur sens. "Le nom est une imitation vocale de l'objet imité"[Note]. C'est la thèse d'Hermogène dans le Cratyle de Platon. Le nom est une image de la chose. Une langue entièrement constituée sur ce modèle, dont tous les mots révéleraient immédiatement leur sens, et où chaque chose serait nommée de façon appropriée, serait parfaite. "La langue la plus parfaite consisterait à user de mots qui seraient tous semblables aux objets" (Platon, Cratyle, XLI).
Mais les langues naturelles ne sont pas parfaites. Certains êtres sont mal nommés. Cratyle se moque d'Hermogène, dont le nom signifie "fils de Mercure". Mercure était le dieu de la richesse et de l'éloquence. Or, selon Cratyle, ces deux biens font défaut au pauvre Hermogène! Il sera, en outre, difficile de trouver un lien de ressemblance, entre les noms des nombres et les nombres eux-mêmes. De plus, comment créer un mot qui désigne la justice par sa ressemblance avec elle? Encore faudrait-il connaître ce qu'elle est! Enfin, comme le note Cratyle, les noms sont souvent interchangeables. On pourrait sans inconvénient appeler grand ce qui est petit, et inversement. Il suffirait de se mettre d'accord. A l'origine des mots, il y a donc un accord, une convention. C'est-à-dire que le choix de tel mot pour désigner une chose est le plus souvent arbitraire. Le lien entre le mot et la chose est arbitraire, et non naturel. C'est la thèse soutenue par le linguiste Ferdinand de Saussure. Entre le mot "cheval" et l'animal réel, aucun rapport d'analogie. Le lien entre signifiant et signifié est arbitraire. D'où la diversité des noms selon les langues: equus, horse...qui n'ont pas plus de rapport. Si une langue est parfaite lorsqu'elle est le reflet de la réalité, il faut reconnaître l'imperfection des langues naturelles. Et c'est pourquoi on ne doit pas toujours se reposer sur l'analyse étymologique, qui peut être trompeuse.
2. La "caractéristique universelle" de Leibniz
Leibniz en donne un aperçu dans sa Lettre à Jean Berthet de 1677 et dans une lettre à Jean Frédéric de 1679. Le mot caractéristique vient de caractère. Ce serait un ensemble de caractères, de symboles, c'est-à-dire une langue. Elle pourrait être universelle, c'est-à-dire comprise par tous, tandis que les langues naturelles sont toutes particulières, propres à un peuple, et relatives. Le projet de Leibniz est de remédier aux imperfections des langues naturelles en créant une langue parfaite, comme celle définie par Platon. Elle serait constituée uniquement de termes définis de façon univoque et précise, sans ambiguïté. Elle permettrait d'éviter l'erreur, car toute méprise y serait aussi visible que dans un raisonnement mathématique incohérent. Il suffirait, par exemple pour résoudre une question de philosophie, de se livrer à un calcul, de compter. En cas de dispute, dit Leibniz, il suffirait pour se mettre d'accord de compter. Elle serait parfaite, enfin, en ce qu'elle serait la copie fidèle de la réalité, dont elle reproduirait la structure.
Il propose de remplacer les notions par des nombres. Chaque concept sera remplacé par un couple de nombres, l'un positif et l'autre négatif. Pour savoir, par exemple, si une proposition affirmative universelle, qui relie deux notions entre elles (A est B) est vraie, la règle sera d'examiner si chaque nombre est divisible, avec un résultat entier, par l'autre nombre de même signe.
Exemple: on symbolise "sage" par +70 ; -33
Et "heureux" par +10 ; -3.
On voit, à la suite d'un calcul très simple, que la proposition "tout sage est heureux" est vraie. En revanche, si "riche" est traduit par +5 et -14, la proposition "tout sage est riche" est fausse.
Pour une universelle négative, les deux nombres de signes opposés doivent avoir un diviseur commun. Si l'on possédait le dictionnaire complet établissant la correspondance correcte entre chaque notion et les couples de nombres qui doivent lui correspondre, la philosophie serait facile: tout problème pourrait être résolu par le calcul. Mais, tant que nous ne possédons pas ce dictionnaire, cette langue ne sert à rien. Or, la mise au point de ce lexique suppose une connaissance universelle. Pour établir comme il convient toutes les relations entre les termes, il faut déjà connaître les relations entre les choses réelles. Par conséquent, cette langue ne permet pas de connaître, mais suppose au contraire que l'on a déjà acquis une parfaite connaissance de toute chose. Elle n'est pas euristique, elle ne permet pas de faire de découvertes. Pour créer une langue parfaite, comme celle évoquée par Platon, qui serait le reflet de la réalité, si bien que tous les noms ressembleraient aux choses qu'ils désignent, il faudrait d'abord tout savoir. Platon lui-même en fait la remarque: si les noms sont des images, ou des imitations des choses, alors, pour bien nommer les choses, il faut premièrement les connaître. Pour connaître le nom, il faut connaître la chose.
Une telle langue ne permet aucune découverte, mais présuppose un savoir absolu. Leibniz en a bien conscience, et ne prétend pas que sa caractéristique soit utilisable dès à présent. Il s'agissait de faire un essai, afin de savoir si une telle langue est pensable. On doit reconnaître qu'elle constitue une première ébauche de ce que seront plus tard les langages informatiques. Leibniz est d'ailleurs reconnu comme le premier à avoir eu l'idée d'utiliser le système binaire. De même, l'écriture de la logique est formalisée afin d'éviter les ambiguïtés propres aux langues que nous parlons. Mais, comme cela a souvent été souligné, surtout par les fondateurs de la science moderne, la logique est stérile (quoiqu'elle ait trouvé un domaine d'application dans l'informatique).
III. Le langage comme compromis
Le langage, conçu comme véhicule de la pensée, apparaît nécessairement imparfait. Mais toute imperfection suppose la référence à une norme par rapport à laquelle on juge. L'imperfection se réfère forcément à un idéal, à une certaine idée de la perfection. Or, si la caractéristique universelle de Leibniz est tenue pour la langue parfaite, quelle idée se fait-on de la perfection? La langue de Leibniz est parfaite dans la mesure où elle permet de communiquer une connaissance de façon claire et univoque. L'usage des nombres écarte toute possibilité de malentendu. Elle est parfaite uniquement dans cette mesure-là, et de ce point de vue. En revanche, d'un autre point de vue, elle révèle un défaut, un manque par rapport à la langue naturelle: elle n'est pas euristique, pas créatrice. La langue n'a pas pour seule fonction de communiquer, de transmettre une information. Elle est donc nécessairement un compromis pour concilier ces fonctions diverses. Quelles sont les propriétés de la langue naturelle que l'on sacrifierait à vouloir privilégier la seule communication?
1. Langage et pensée
a. La pensée.
Le langage permet de penser. Pas seulement de calculer, de communiquer des informations, c'est-à-dire de les répéter fidèlement, mais de penser, ce qui implique inventer. Le langage n'est pas un simple moyen au service d'une pensée qui se constituerait indépendamment de lui, et qu'il ne resterait plus qu'à formuler. L'idée que l'on se fait couramment du rapport entre le mot et la pensée, c'est que l'on pense d'abord pour ensuite exprimer ce que l'on a pensé. En réalité, le langage collabore à l'activité de penser. La pensée et l'expression ne sont pas indépendantes. La pensée est même inconcevable sans le langage. Les mots ne sont pas les instruments passifs d'une pensée déjà constituée et qui attendrait le langage pour être formulée. Les mots ne sont pas seulement les moyens "d'extérioriser" les idées, ils sont la condition et le lieu de la pensée. On pense dans les mots, ou avec les mots. "C'est dans le langage que se trouvent les idées" (Alain, Eléments de philosophie, III, 1). La pensée elle-même a déjà la forme du langage: la pensée, "dialogue de l'âme avec elle-même" (Platon). Voilà ce que traduisait le mot grec logos: indissociablement, raison et discours; un discours rationnel, et une pensée discursive. La parole est créatrice, elle crée du sens. On pense en parlant. Commencer d'écrire est le meilleur moyen de mettre fin à l'angoisse de la page blanche, à l'indétermination des idées, au vague de la pensée informulée. La formulation met de l'ordre dans la pensée. L'idée que l'on n'arrive pas à formuler de façon juste n'est donc pas une bonne idée pour laquelle on n'a pas trouvé le moyen d'expression adéquat. C'est une idée que l'on n'est pas arrivé à penser de façon claire. La diificulté d'exprimer une idée trahit bien souvent la difficulté que l'on a de la concevoir. L'idée ne devient claire qu'en parvenant à l'expression: "ce qui se conçoit bien s'énonce clairement" (Boileau). On pense en parlant, de même que le musicien qui improvise invente tout en jouant. A l'inverse, un être qui pense ne peut pas ne pas être, en même temps, capable d'expression. Ce que révèle l'étude de cette maladie qu'est l'aphasie, c'est que la faculté de parler ne peut pas être touchée seule, sans que toute la personnalité du patient ne soit atteinte.
b. La traduction.
Certes, il arrive que l'on pense d'abord ce que l'on a à dire, avant de le formuler à voix haute. C'est le cas lorsque l'on doit parler dans une langue étrangère. Mais c'est le signe que l'on maîtrise encore imparfaitement cette langue, car celui qui la parle couramment est capable de penser dans cette langue: il n'a pas besoin de penser à ce qu'il va dire dans un premier temps en français, de le traduire ensuite dans sa tête, pour enfin le formuler. La difficulté de la traduction révèle le lien entre langage et pensée. La langue d'un peuple reflète sa façon de voir le monde, sa pensée. Une langue est imprégnée de l'esprit d'un peuple. "A chaque langue particulière correspond une organisation particulière des données de l'expérience" (Martinet, Eléments de linguistique générale). Chaque langue exprime le passé d'un peuple, révèle son expérience et sa façon de penser sa condition. Par exemple, on sait que les Inuïts disposent d'une multitude de noms bien précis pour désigner la neige, selon qu'elle est poudreuse, fondante ou gelée, là où nous ne disposons que d'un seul mot. Les façons de se saluer sont aussi révélatrices. Dans nos pays riches, "Ca va?" révèle le souci de la santé et du bonheur. Dans des pays où la vie est plus rude, on souhaite la paix à son interlocuteur. Dans les montagnes, d'Afghanistan, la formule de salut signifie:"ne sois pas fatigué" --ce que l'on peut souhaiter de mieux au voyageur. C'est l'origine de la difficulté de la traduction. Si l'exercice de la traduction est un exercice difficile, c'est que les langues ne sont pas de simples répertoires, où chaque mot désignerait un objet et un seul. La relation entre les mots et les choses n'est pas une simple bijection - un mot pour chaque chose, et une chose pour chaque mot. Si c'était le cas, la traduction ne poserait aucune difficulté: elle consisterait en une simple opération de substitution. Chaque langue serait comme un répertoire, équivalente et substituable à toutes les autres. Mais la difficulté de la traduction, due en particulier aux tournures idiomatiques, montre que ce n'est pas le cas. Une langue n'est pas un simple code. Chaque langue est une façon différente de penser la réalité. C'est pourquoi on reconnaît au premier coup d'œil les traductions effectuées de façon automatique par un logiciel.
La disparition d'une langue est pour cette raison un drame, parce qu'avec elle c'est un point de vue unique, une façon de penser le monde qui disparaît. Bien sûr, la disparition d'espèces vivantes semblera, pour certains, un sujet de préoccupation plus urgent. Mais peut-être à tort. Car le langage peut traduire des rapports de domination. Certaines langues s'éteignent par suite d'impérialisme ou de génocide. Une baisse de la diversité linguistique traduirait une uniformisation et un appauvrissement de la pensée. Qu'une façon de parler s'impose et, avec elle, c'est aussi une façon de penser qui s'impose aux esprits. Les mots ne sont pas innocents. On devrait toujours se méfier des mots nouveaux, des modes qui remplacent, sans nécessité apparente, un mot qui existait et remplissait bien son rôle par un nouveau. Un vocabulaire nouveau peut révéler une volonté de façonner les esprits. Ainsi, le mot "tournante" a failli s'imposer pour désigner le viol collectif, avant que l'on ne prenne garde qu'on adoptait le vocabulaire des violeurs eux-mêmes. Dans "viol collectif", il y a "viol", avec un petit côté criminel; "tournante", ça fait plus ludique... Le roman de G. Orwell, 1984, souligne bien ce pouvoir des mots. Le régime totalitaire décrit dans ce roman agit sur les esprits par le biais d'une manipulation de la langue. Il compte empêcher la contestation en la rendant impossible, en supprimant la possibilité même de penser une autre politique. Le but de la "Novlangue" est d'empêcher "le crime par la pensée [le délit d'opinion] car il n'y aura plus de mots pour l'exprimer".
c. Valeur de la polysémie.
On a vu qu'une langue de blancs valorisait la couleur blanche, dans ses tournures les plus ordinaires, aux dépens du noir, ce qui trahit une certaine façon de penser, du moins certains préjugés. Que certains mots anodins cessent d'être innocents; qu'ils se chargent, au cours de l'histoire, d'une coloration qui leur était à l'origine étrangère, c'est le résultat d'un phénomène appelé polysémie, dont on peut déplorer les conséquences néfastes à la communication, puisqu'elle rend la parole ambiguë. Mais ce défaut est en réalité le résultat inévitable d'une qualité de la langue. La polysémie est l'envers de cette propriété de la langue qui est de créer du sens. Le langage permet d'inventer, car il est créateur de sens, de significations inédites. En effet, chaque mot ne désigne pas une chose et une seule, une fois pour toutes. La signification n'est pas prisonnière, à l'intérieur de chaque mot, mais plutôt à la jointure, à l'intersection, à la jonction entre les mots. Le sens naît de la rencontre entre les mots. De la rencontre de deux mots naît un sens qui n'est pas seulement le résultat de la somme ou de la juxtaposition des deux mots pris séparément. Ils se colorent mutuellement. C'est la source même de la poésie, dont les effets principaux sont la métaphore et l'oxymore. L'effet poétique naît de la rencontre inhabituelle entre deux mots. Une image insolite naît du rapprochement de deux réalités habituellement séparées. Les deux éléments suscitent un tout inédit, bien qu'ils soient eux-mêmes familiers. La suprême poésie est de susciter un sens inédit à partir de mots de tous les jours. Les surréalistes définissent l'image poétique comme rencontre verbale. Ils cherchent à briser les liaisons coutumières pour susciter de belles rencontres. "Beau comme la rencontre fortuite sur une table à dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie" (Lautréamont). Un moyen de provoquer ces rencontres, c'est l'écriture automatique, ou encore le cadavre exquis. C'est également la polysémie, comme capacité qu'ont les mots de se colorer mutuellement, qui nous était apparue d'abord comme une imperfection, qui rend possible le jeu de mots. De même que la métaphore consiste à employer un mot dans un contexte inhabituel, l'humour repose sur le déplacement. Un mot est utilisé pour désigner quelque chose qu'il n'est pas d'usage de nommer ainsi. Par exemple, les nombreux jurons du capitaine Haddock (moule à gaufres). Cette propriété qu'est la polysémie assure à l'homme la possibilité de nommer les choses. Sans elle, il faudrait un mot pour chaque chose, un mot pour chaque situation nouvelle. Il n'est pas utile, pour pallier le caractère trop général des mots, de créer une infinité de noms particuliers, comme des noms propres. Il est possible de dire des choses nouvelles avec des mots déjà existants. Une combinaison inédite suscitera un sens nouveau. On a vu que la polysémie, parfois, nous égare; de glissements de sens insensibles en ambiguïtés imperceptibles elle nous conduit à dire autre chose que ce que nous voulions. Mais c'est le signe de la créativité de la langue. C'est justement qu'en parlant, nous découvrons d'autres idées que celles que nous avions d'abord en tête. L'imperfection des mots ne doit pas être vue seulement comme un obstacle à l'expression, pas plus que le bloc de pierre n'est une résistance au travail du sculpteur. Certes, il peut arriver à ce dernier d'enrager contre la dureté de la pierre qui l'empêche de concrétiser fidèlement le projet qu'il avait en tête. Mais cette résistance du matériau l'oblige à s'adapter, à revoir son intention première, à l'enrichir. C'est parce que la pierre résiste qu'il va produire autre chose qu'une simple copie de son idée primitive. Sans cela, le travail de l'artiste n'aurait rien de créateur, mais serait la simple imitation d'un modèle mental. De même, le poète doit se battre avec les mots, il ne parvient pas toujours à exprimer ce qu'il voulait. Mais c'est de cette difficulté que peut naître une nouveauté. "La matière n'est ni instrument docile, ni obstacle pur. Cette causalité en cercle, l'improvisation la démontre expérimentalement" (V. Jankélévitch, la Musique et l'ineffable). Interaction entre le projet et l'esquisse. Le musicien invente tout en jouant, comme tout artiste invente en travaillant et non en se livrant à une méditation qui le conduira on ne sait où. De même, nous pensons en parlant ou en écrivant. sartre a noté la difficulté, pour des écrivains,d'être à la fois noirs et francophones. Mais le fait que les mots se chargent de connotations n'est pas seulement un handicap. On peut aussi exploiter cette propriété. Pour tourner la difficulté, ces écrivains ont dû inventer de nouveaux mots ("négritude") ou créer de nouvelles associations entre les mots, afin de susciter de nouvelles significations ("blanc comme un linceul"; célébration de la beauté de la femme noire). On s'aperçoit que le langage n'est pas coupable: chacun est aussi responsable de ce qu'il en fait. Bergson a souligné la difficulté d'exprimer une intuition. Mais il s'en sort assez bien, et certains hommes (surtout les poètes) ont un talent particulier pour suggérer ce qui paraît inexprimable à la plupart.
2. Communication et expression
a. La subjectivité.
En effet, qu'est-ce qui peut faire obstacle à la communication? Ce qu'il faut éliminer pour obtenir un message clair, c'est la subjectivité. Des mots dont le sens est relatif à mon expérience personnelle, c'est cela qui fausse la communication. Toute référence à la subjectivité nuit à la clarté de l'information transmise. Si je dis "la tour Eiffel est à Paris", cela est clair et l'on peut facilement attribuer une valeur de vérité à cette proposition. En revanche, l'énoncé "Je crois que la tour Eiffel est à Paris" pose une difficulté: il faut savoir qui est le sujet de cette assertion. Toute mention d'un sujet nuit à la communication. C'est pour cela que les ordinateurs communiquent si bien entre eux: il n'y a rien de plus impersonnel qu'une machine, tout problème lié à l'expression d'une subjectivité est par là écarté. La langue de Leibniz elle aussi réalise l'idéal de la communication. Mais cette performance est obtenue au prix du sacrifice de l'expressivité de la langue. Une langue rend possible la communication. Mais elle se doit aussi d'être expressive. Or, ces deux propriétés - communication et expression - ne peuvent pas être maximisées en même temps. On ne peut porter l'une à son maximum qu'en sacrifiant l'autre. Elles réalisent en effet deux intentions opposées. Communiquer, c'est mettre en commun, rendre commun. L'idéal de la communication, c'est de parvenir à une formulation parfaitement transparente et intelligible par autrui. Mais la langue a aussi pour visée l'expression. Elle sert à s'exprimer. La forme pronominale de ce verbe dévoile le sens de l'expression: s'exprimer, c'est s'exprimer soi, dire quelque chose sur soi-même. S'exprimer, c'est dire ce qui m'est personnel, ce que j'ai d'original, d'unique, d'impartageable. Mes mots me trahissent en ce sens aussi qu'ils en disent long sur moi. Ces deux exigences sont, non pas incompatibles, mais concurrentes. L'idéal, ce serait d'arriver à dire tout à tous. Mais le langage est nécessairement un compromis entre les deux.
b. Parler, c'est pactiser.
Les langues naturelles sont un tel compromis. Elles permettent à la fois la communication et l'expression, mais de façon imparfaite. D'où le malentendu possible puisque quand je parle, à mon insu, je parle de moi, je me trahis (au sens où l'on dit: trahir un secret).
On peut atteindre une communication parfaite, mais aux dépens de l'expressivité. La langue de Leibniz réalise un parfait accord des esprits, mais aussi le degré zéro de l'expressivité. Les langages informatiques permettent une communication univoque des machines entre elles, ou du proggrammeur avec la machine, qui suivra les instructions sans erreur. Mais l'expressivité du code binaire est nulle. Elle ne rend guère possibles la métaphore et le calembour. Les animaux sont capables de communiquer entre eux. Karl von Frisch a découvert qu'elles échangent des informations. Une abeille qui a découvert un champ de fleurs l'indique à ses congénères, à son retour à la ruche, par une sorte de danse. Elle décrit sur place une figure en forme de huit dont l'axe indique la direction à suvre, tandis que la fréquence des tours accomplis signale la distance. Cette communication est sans ambiguïté, de sorte que les autres butineuses savent où se rendre. Mais si les abeilles se comprennent si bien, c'est qu'elles n'ont rien à exprimer. Un certain usage de la langue naturelle représente le même cas. La prose la plus ordinaire, la plus plate ("la marquise est sortie à cinq heures", "passe-moi le sel"...) permet de réaliser une communication parfaite entre deux sujets. De telles formules sont univoques et n'importe qui les comprend. Mais c'est parce qu'elles n'expriment rien. Ce qui est communiqué ici, c'est un lieu commun. La communication est d'autant plus facile qu'il n'y a rien de personnel ou d'original dans l'idée formulée. Communiquer, c'est rendre commun. Or, ce qui est commun, c'est aussi le banal. Dans le bavardage quotidien, on se comprend. Mais ce qui est dit est impersonnel et pourrait être de n'importe qui. Dans la communication, ce qui importe, c'est ce qui est dit, et non celui qui le dit. Moins la subjectivité intervient dans la transmission de l'information, plus le message sera clair.
A l'opposé, la langue poétique est polysémique, à interpréter. Un poème présente une multitude de sens possibles. Du point de vue de la communication, la poésie est imparfaite. Au lieu d'écrire:
"Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis... " (Spleen)
si l'on veut être sûr d'être compris, il vaut mieux dire "il fait gris, je suis triste". Mais c'est moins expressif. Et la poésie parvient mieux à traduire l'impression que les concepts communs. "L'art c'est moi; la science, c'est nous" (V. Hugo, William Shakespeare). Le théorème est anonyme et impersonnel, tandis que le poème porte la marque de son auteur, dans ce qu'on appelle le style. On y reconnaît la manière de tel écrivain. La science, en revanche, est œuvre collective ("des nains juchés sur les épaules d'un géant"). Ce que Newton a découvert, un autre, à condition que son intelligence fût aussi grande, aurait pu le trouver. D'ailleurs, Leibniz a inventé le calcul infinitésimal peu après l'Anglais, comme Descartes a découvert la loi de la réfraction juste après Snell, ou Boyle et Mariotte la loi des gaz en même temps. En revanche, si Baudelaire n'avait pas écrit les Fleurs du mal, personne n'aurait pu le faire. L'œuvre d'art est unique parce que personnelle et expressive.
"A mesure que le langage devient plus fonctionnel, il est rendu impropre à la parole; et à nous devenir trop particulier, il perd sa fonction de langage" (J. Lacan, Ecrits, I). Le langage, faculté universelle dont chacun est doué, est utilitaire. La parole, c'est l'acte par lequel une personne assume la fonction du langage. Prendre la parole, c'est un acte individuel. Le langage utilitaire, qui vise à la communication, et la parole expressive, ne sont conciliables qu'au prix d'un compromis. En ce sens, parler c'est pactiser, accepter d'employer des mots dont je sais qu'ils peuvent me trahir.
Conclusion:
Les langues naturelles sont imparfaites. Elles sont notamment polysémiques. Mais il s'agit là d'une ambiguïté essentielle, et non accidentelle et réductible. La polysémie est le signe d'une propriété du langage, qui est d'être créatrice. Les défauts de la langue sont des maux inévitables, dont on ne peut pas faire l'économie sans priver la langue de ses propriétés essentielles. La polysémie est le revers de la médaille, la conséquence d'une qualité fondamentale du langage, le signe de sa dimension créatrice.
Elle est aussi bien le remède possible à la trop grande généralité des concepts communs. C'est en créant de nouvelles associations que l'on peut faire suggérer aux mots plus que ce qu'ils disent d'habitude, et ainsi faire partager le plus personnel. C'est le rôle de l'évocation en poésie. C'est ainsi que les poètes noirs cités par Sartre résolvent leur problème: ils retravaillent les mots, provoquent entre eux des rencontres nouvelles pour leur faire exprimer des images neuves.