INTRODUCTION
On désigne parfois l'humanité sous le nom d'espèce humaine. Il est clair que cette expression renvoie au domaine de la biologie. On souligne ainsi la continuité qu'il y aurait entre tous les êtres vivants, et même tous les êtres naturels. Une espèce, après tout, ce n'est que l'ensemble des individus capables de se reproduire ensemble (Aristote). Quant à la nature, elle est l'ensemble des choses déterminées par des lois universelles (Kant[note 1]). Or l'homme est soumis aux mêmes lois que les autres êtres. Cependant, il peut sembler gênant de mettre l'être humain sur le même plan que l'être vivant. La notion de crime contre l'humanité perdrait son fondement si l'homme n'est pas plus et autre chose qu'une espèce vivante. Si l'homme n'est pas un être à part, comment justifier le respect dû à la personne humaine ?
I. La nature et ses lois
Est naturel ce qui obéit à des lois. Ainsi, toute espèce subit une évolution, et l'homme n'échappe pas à la règle. De même, l'animal obéit à ses instincts. Or, il est difficile de nier que l'homme lui aussi possède des tendances innées et universelles dont le but est la conservation de soi et de l'espèce. A moins de supposer une Intelligence divine, une Providence qui prendrait soin de l'humanité, il semble donc impossible d'accorder un quelconque privilège à l'humanité. Une telle hypothèse reviendrait à faire comme si l'homme était une créature privilégiée, le centre de l'univers, alors qu'il n'habite qu'une petite planète, qui n'est nullement le centre du cosmos. La nature peut aussi être définie comme l'ensemble de la matière[note 2]. Comme tous les êtres vivants, il n'est que "poussière d'étoiles" (Hubert Reeves): après le Big Bang, l'univers est composé seulement d'atomes d'hydrogène et d'hélium, qui suffisent à constituer les galaxies et les étoiles. Il faut attendre que des étoiles soient assez anciennes pour exploser en supernovæ et propulser dans le vide les atomes plus complexes qui seront nécessaires à la vie. L'ADN est une sorte de message chimique composé à partir d'un alphabet de quatre lettres. Sur toute la Terre, l'alphabet est le même. Quant aux molécules chimiques qui le composent, elles sont constituées des mêmes atomes qui constituent la matière. L'homme est bien un produit de la nature. Il n'a rien de surnaturel.
Prêter à la nature une intention (comme le fait Aristote quand il déclare que "la nature ne fait rien en vain") ne constitue qu'une hypothèse qu'aucun fait ne saurait valider de façon décisive et qu'une pensée rigoureuse, prenant modèle sur les sciences, doit s'interdire. C'est dans cet esprit qu'Epicure décrit les relations de l'homme à la nature. Qu'est-ce qui caractérise l'ensemble des êtres naturels ? Paradoxalement, c'est la mort. En effet, tout être vivant doit disparaître. Seule la mort est immortelle, selon le mot de son disciple Lucrèce. L'homme n'échappe pas à cette loi implacable. L'univers n'est que le fruit du hasard et de la nécessité. Le monde et toutes les espèces se sont formés au gré des combinaisons fortuites d'atomes errant dans le vide infini. L'homme, comme tout autre, n'est que le résultat d'une nécessité aveugle, qui ne poursuit aucune fin. Les mêmes lois naturelles s'appliquent partout et pour tous. Rien n'autorise à penser que l'homme pourrait faire exception: la nature, qui agit aveuglément, n'a favorisé personne. Elle est aveugle, c'est-à-dire qu'elle ne poursuit aucune fin. Ce serait une erreur que de lui accorder la faculté de vouloir. Ce serait faire comme si elle était une déesse, tandis qu'elle n'est rien de plus que l'ensemble des choses matérielles La nature ne veille pas sur nous, elle est indifférente. On la compare parfois à une mère (Lamartine, le Vallon: "La nature est là qui t'invite et qui t'aime"). Vigny est moins naïf.
"Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,
A côtés des fourmis les populations;
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
J'ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère et je suis une tombe."
Alfred de Vigny, les Destinées: la Maison du berger
L'homme est un être naturel dans la mesure où il obéit à des lois. Cependant, malgré l'absence de finalité dans la nature, ne devra-t-on pas reconnaître que l'homme bénéficie, par hasard, de facultés qui obligent à lui accorder une plus grande dignité?
Note:
1. "La nature est l'existence des choses en tant qu'elle est déterminée par des lois universelles" (Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, §14).
2. Cf. Descartes, Traité du monde, ch. VII: la nature, c'est la matière et les changements dont elle est affectée. "Les règles suivant lesquelles se font ces changements, je les nomme les lois de la nature".
II. La raison
Ce qui frappe le sens commun, c'est que l'homme est capable de dominer la nature par sa technique. Ce qui prouve, aux yeux de l'opinion, l'éminente supériorité de l'homme, ce sont ses réussites techniques ("Ce que j'ai fait, aucun animal n'aurait pu le faire", dit un compagnon de St-Exupéry). L'homme est capable de faire des outils, ce qui suppose chez lui la faculté d'imaginer et de combiner les moyens à mettre en œuvre pour atteindre un but qu'il n'a pas encore sous les yeux, qui n'existe pas encore dans la réalité présente. Un singe se révèle parfois capable d'utiliser un outil, sans que cela témoigne cependant des mêmes facultés que chez l'homme. Il pourra se servir d'un bâton pour saisir un aliment hors de sa portée, mais ne pensera pas à conserver cet outil, parce qu'il ne conçoit pas qu'il pourrait lui servir dans d'autres circonstances (F.Dagognet, l'Essor technologique et l'idée de progrès). L'homme, en revanche, est capable de s'abstraire de sa situation présente pour concevoir d'autres situations à venir. Il est capable de penser le possible. C'est cette capacité d'abstraction que l'on nomme la raison. |
Une telle faculté est aussi visible dans l'acte de parler. L'homme seul est capable du langage. Les modes de communication repérables chez certains animaux sont en effet subordonnés à des fonctions vitales. L'animal ne communique que son besoin immédiat, sa réaction à une situation réelle et actuelle, il est incapable de s'abstraire de sa situation vitale immédiate. L'animal réagit à sa situation en poussant un cri de douleur, qui est du même ordre que le réflexe déclenché par un stimulus. L'homme, lui, peut parler de ce qui n'est pas, comme du passé, ou de l'avenir, même de ce qui lui restera à jamais inconnu. Il est capable de concevoir ces notions que l'on qualifie d'abstraites, c'est-à-dire qui échappent non seulement à l'expérience présente, mais aussi à toute expérience possible. Cette faculté d'abstraction, n'est-ce pas ce que la tradition philosophique a nommé la raison, et qui fait de l'homme un être unique?
Mais suffit-il d'avoir identifié des facultés spécifiques en l'homme pour s'autoriser à dire qu'il n'est pas naturel ? Et si la raison n'était chez lui qu'un instinct ? Et si sa prétendue faculté de dominer la nature n'était, elle aussi, qu'un penchant naturel ? Définir l'homme par ces facultés spécifiques, innées et universelles que seraient le langage et la raison, cela reviendrait à attribuer à l'homme une nature. Si la raison est la nature de l'homme, alors ce qui fait l'humanité de l'homme serait naturel. Si la faculté de parler est aussi naturelle à l'homme que celle d'aboyer pour le chien, nous n'avons pas fait un pas. Il ne suffit pas d'avoir découvert une originalité, encore faut-il montrer que ce qu'il y a de spécifiquement humain n'est pas naturel. Or, tout en l'homme n'est pas naturel, mais certains de ses caractères sont artificiels en ceci qu'ils sont relatifs à la culture.
III. Nature et culture
Page 3/4
Comment démêler ce qui, en l'homme, tient de la nature, et ce qu'il doit à la fréquentation de ses semblables? Rousseau, dans le Discours sur l'origine de l'inégalité, tente une telle investigation. Selon lui, un homme à l'état de nature, c'est-à-dire qui aurait toujours vécu sans relation à autrui, ne serait qu'un "animal stupide et borné" auquel toutes les facultés que l'on peut désigner comme spécifiquement humaines feraient défaut. Certes, il posséderait des instincts, mais seulement ceux communs à toute espèce, rien que l'on pourrait identifier comme une humanité héréditaire. Qu'est-ce, en effet, qui est inné chez l'homme? Pour l'essentiel, l'amour de soi, qui implique les besoins biologiques de se nourrir et de se protéger. Or, ces seuls besoins-là requièrent peu de réflexion. Ils sont assez faciles à satisfaire, surtout si on les compare aux besoins complexes et toujours plus nombreux que la vie en société engendre. La vie sociale favorise la fréquentation des autres, donc la comparaison. Elle éveille l'amour-propre, à ne pas confondre avec l'inoffensif amour de soi. Le désir de briller aux yeux des autres, d'être reconnu et admiré créent des besoins toujours plus nombreux. Pour les satisfaire, il faut développer d'autres facultés que les seules forces physiques. La nature a bien fait les choses: elle proportionne les facultés aux besoins. Une faculté, même si elle est présente en germe, ne se développe que si elle est utile, que si elle est sollicitée. |
L'observation des enfants sauvages nous offre une vérification "in vivo" des thèses de Rousseau. Victor, recueilli par Itard vers 1800, n'est doué ni de raison ni de langage; il est incapable de s'abstraire de la sphère de ses besoins immédiats. Ce qui caractérise l'homme, c'est donc cette forme de liberté qu'est la capacité d'acquérir, d'apprendre (ce que Rousseau nomme la perfectibilité), alors que la nature est obéissance à des lois. Il est donc difficile de parler de nature ou d'essence de l'homme, puisque précisément la caractéristique de l'humain est de ne posséder aucun caractère spécifique et invariable. Ce qui est le propre de l'homme (la raison, le langage) n'est pas héréditaire. Ce qui est inné, c'est seulement l'aptitude à les acquérir. Itard parviendra à faire progresser Victor. C'est donc que ces facultés sont en puissance, comme en attente d'être excitées. Mais sa réussite ne sera que partielle: les facultés de Victor n'ont pas eu l'occasion de se développer à temps. Elles sont présentes dès la naissance, mais il leur faut une occasion pour s'actualiser. L'homme est un être sans instincts, dit-on parfois - du moins sans instinct spécifique. Seule est naturelle à l'homme la perfectibilité, c'est-à-dire la capacité à devenir - à progresser, mais aussi, partant, à régresser; le pouvoir d'apprendre, mais aussi d'oublier. L'originalité de l'homme, c'est qu'il est, dit Rousseau, le seul qui soit "sujet à devenir imbécile". L'humanité se caractérise par la variabilité et la diversité, qui explique les différences constatées entre les hommes selon les époques et les pays, qui fait dire à Montaigne qu'il y a plus de différence d'homme à homme que d'homme à bête. L'animal, dès la naissance, est pratiquement déjà tout ce qu'il peut être. Certes, il peut apprendre un peu. Mais cet apprentissage s'apparente au dressage, c'est-à-dire à l'acquisition de réflexes conditionnés. Seul l'homme est susceptible d'éducation et d'instruction. Il faut soixante ans pour faire un homme, dit Malraux dans la Condition humaine. L'homme, par nature, n'est rien: il est une bête incapable de survivre seule. Il n'y a pas de nature humaine, c'est pourquoi les philosophes contemporains préfèrent parler de condition humaine. L'homme est un être de culture, non de nature. "L'homme est ce que l'éducation fait de lui" (Kant, Réflexions sur l'éducation, introduction). L'homme - son humanité - n'est pas naturel, mais artificiel, produit par les autres hommes. Des jumeaux vrais ont la même information génétique. Si on les élève séparément, cela souligne le rôle de l'éducation: élevés dans des milieux différents, leurs différences s'accentuent. Il n'y a pas d'essence de l'homme dans la mesure où cette notion suggère une fixité, alors que l'humanité est ouverture vers des possibles, indétermination. En ce sens, "l'humanité n'est pas une espèce naturelle mais une idée historique" (Merleau-Ponty). L'humanité n'est aucun fait objectivement constatable, mais une idée, un idéal, un projet que l'on construit ( et que l'on peut du même coup détruire, puisque ce qui est acquis peut aussi bien être perdu). Elle n'est rien de génétique. C'est de là que l'idée d'une éducation non seulement de l'individu, mais du genre humain, prend son sens. C'est, pour Lessing, le rôle de la religion.
IV. Il n'y a rien de naturel en l'homme
Page 4/4
Faut-il conclure que l'homme n'est pas seulement une espèce naturelle? Cela suggère qu'il est humain, mais aussi animal. Il faut bien reconnaître que l'homme, si son humanité n'est pas quelque chose de biologique , a tout l'air de posséder cependant des instincts, non pas spécifiques, certes, mais naturels tout de même. L'humanité, en chacun, serait-elle juxtaposée à un fond d'animalité, si bien que l'on pourrait dire qu'un animal sommeille en chacun de nous? Or, existe-t-il en l'homme un seul instinct pur, une seule faculté si naturelle qu'elle ne doive rien à la culture?
Choisissons les cas les plus probants: si l'on arrive à mettre en doute le caractère naturel de ce qui paraît le plus biologique, on aura montré du même coup qu'il n'y a pas un animal qui sommeille en chacun de nous, que l'humanité n'est pas une qualité seconde qui serait venue se greffer sur une animalité qu'elle laisserait subsister sans la modifier.
Notre corps n'est pas seulement un morceau de matière ou un agrégat de molécules. Il est vrai que nous ne le choisissons pas. cependant, on peut le cultiver, par la culture physique, comme on peut cultiver son esprit. On le cultive aussi, ou bien on l'abîme, par le mode de vie que l'on choisit. Entendons bien: nous n'avons pas la liberté de refaire notre corps, mais il porte tout de même notre empreinte. En particulier cette partie du corps qu'est le visage. Bien sûr, on ne choisit pas son visage. Mais les expériences que l'on vit, et la façon que l'on a de les assumer finissent par s'imprimer sur le visage, notamment sous la forme des rides, et de l'expression, ou de l'"air" que l'on a. Le mot air suggère quelque chose d'indéfinissable, de léger, et qui ne se réduit pas aux parties anatomiques du visage: le sourire et le regard ne se réduisent pas à la bouche ou aux yeux. C'est qu'à force d'exprimer des émotions ou des pensées semblables, le visage finit par devenir le reflet de l'âme. même dans le corps, le naturel et le culturel s'entrepénètrent.
La mort et les maladies n'échappent pas à l'influence du social: on ne tombe pas malade seulement à cause de son corps, mais d'un mode de vie malsain ou d'une condition misérable. L'homme peut résister à l'instinct de conservation en préférant la mort à la vie, ou se sacrifier pour défendre une valeur qu'il place au-dessus de la vie. Quant à l'instinct de conservation de l'espèce, il subit lui aussi l'influence du social. On sait que la date et la durée de la puberté et de l'adolescence varient selon les milieux. Jean Itard est frappé par l'indifférence sexuelle de Victor, l'enfant sauvage, lui qui était censé ne posséder que des instincts biologiques. L'érotisme est bien différent d'un pur instinct sexuel. Alors que l'instinct, dès l'origine, se porte vers un but bien déterminé, la sexualité de l'homme traverse une histoire, où l'éducation joue un rôle crucial, comme l'a établi Freud. Enfin, comment réduire la sexualité humaine à un pur instinct bestial? Je croirai à cette assimilation "le jour où je verrai un gourmet sangloter de délice devant son plat favori, comme un amant sur une jeune épaule" (M. Yourcenar, les Mémoires d'Hadrien). D'ailleurs, l'alimentation elle-même porte la trace de l'influence culturelle.
Conclusion:
Dire que l'homme possède des facultés spécifiques ("Ce que j'ai fait, aucun animal ne l'aurait fait") ne résout pas le problème de savoir si l'humanité est naturelle ou non, si l'on n'examine pas l'origine de ces facultés. Ce n'est pas à partir du constat de ce que l'homme est en fait que l'on peut prouver sa dignité, mais seulement à partir d'une réflexion sur l'idée d'humanité, ce qui disqualifie toute tentative pour répondre d'un point de vue strictement scientifique. Les sciences de l'homme ne décrivent que ce qu'est l'homme actuellement. Or, le propre de l'humain, c'est de de ne pas se réduire à l'acte, mais d'être surtout en puissance. L'humanité se transmet, non par les gènes, mais par l'éducation; on ne naît pas homme, mais on le devient. S'il y a une condition humaine, on ne doit pas en revanche parler de nature de l'homme, à cause de ce que ce mot suggère une essence originaire et une fermeture que contredit la liberté qu'a l'homme d'apprendre et d'imiter. En outre, la notion d'espèce suggère la possibilité d'une subdivision en races. Or, l'idée que l'homme est le produit de sa culture réfute l'idée de races définies comme un ensemble de caractères transmis héréditairement.
Bibliographie:
Lucrèce, De la nature (coll. Tel Gallimard)
Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité (coll. GF)
Malson, les Enfants sauvages
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception