Source: L'Humanité.fr
Il est des anniversaires qu’on peut trouver désagréables à célébrer, qui nous content la fuite du temps plus que son bonheur. D’autres, au contraire, qui nous enchantent en nous faisant goûter sa part d’éternité. En fêtant le centenaire de Jeanne Hersch, l’université de Genève a rappelé à notre mémoire l’important travail de l’élève-traductrice de Jaspers. Le souvenir d’Arendt avait quelque peu éclipsé l’autre héritage. Désormais, l’ancien amphithéâtre de chimie
de l’université de Genève portera le nom de celle
qui fut la première femme professeure de philosophie nommée à l’université suisse, 398 années après
sa création (1559).
De Jeanne Hersch, on connaît surtout son anthologie faite pour l’Unesco, regroupant plus d’un millier de textes issus de toutes les cultures et consacrée au droit d’être un homme. L’inédit de sa philosophie
est sans doute d’avoir pensé une sorte d’existentialisme de la liberté et porté une défense des droits de l’homme dont l’exigence s’enracine au plus profond du vécu de chaque être humain. Si Amartya Sen a cherché à inaugurer – d’autres diront à poursuivre – l’histoire globale des idées démocratiques, Jeanne Hersch a rappelé qu’il n’y avait comme en deçà de l’universalité de la liberté que l’humanité de l’homme.
La défense des droits de l’homme ne relève donc pas d’une quelconque idéologie. « La capacité de liberté est la propriété essentielle de l’être humain, qui le distingue de tous les autres êtres vivants. » Actualiser sa propre capacité de liberté, voilà la liberté. « L’exigence des droits de l’homme, poursuit Hersch (1), reflète le nœud de problèmes propre à la liberté humaine, qui est à la fois absolue et en situation. Si la liberté ne se vit pas en tant qu’absolue, elle se dissout dans la chaîne des causes. Mais si elle ne se vit pas dans une situation concrète dont les données innombrables lui sont imposées, elle se déréalise jusqu’à l’abstraction la plus vide. L’inconditionnel et les conditions, bien qu’incompatibles, s’interpénètrent et s’exigent réciproquement. Ce n’est pas là fantaisie – ou tricherie – de philosophe. Si la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique n’ont leur vrai sens kantien que l’une par l’autre, c’est qu’elles tentent de dire, et de faire assumer, le paradoxe central de la condition humaine. ».
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À ceux qui assimilent les droits de l’homme à une forme de (sous)-bienveillance, une internationale des bons sentiments aurait dit Althusser, à ceux-là, Jeanne Hersch oppose la dure vérité de la vie humaine. Quels sont les critères d’une véritable vie ? Ce n’est
pas le bonheur, répond-elle. C’est l’exercice d’une « liberté responsable, qui n’est pas une abstraction morale, mais une impulsion au cœur de l’être de l’homme, l’imminence de ce qu’il a à faire de lui-même en assumant ce qu’il est au milieu des autres. Il est le seul témoin
du monde, conscient d’y être situé et de pouvoir y faire acte de présence ».
Relire Hersch, c’est aussi revaloriser le droit de vivre, défendre sa prérogative par rapport au droit à la vie. Elle n’aurait sans doute pas posé les choses ainsi, mais dans ce temps de fin d’exceptionnalité
de l’homme, il est bon de donner à lire une philosophie de la conscience. Vivre pour l’homme, c’est autre chose que simplement être vivant.
(1) L’Exigence absolue de la liberté, textes sur les droits humains, édités et présentés par Francesca De Vecchi. Éditions Métis Presse, 2010.
Cynthia Fleury