Keywords: progrès, mythe ou réalité
INTRODUCTION
Si nous comparons la vie de nos ancêtres à la nôtre, nous ne pouvons nous empêcher de penser que l'homme a fait des progrès. En effet, il n'a pas cessé d'inventer de nouveaux outils puis de nouvelles machines qui lui ont rendu la vie plus facile. La réalité du progrès technique, permise par celui des sciences, semble imposer l'idée d'un progrès de l'humanité au cours de son histoire. Cependant, les esprits chagrins feront remarquer que ce progrès s'accompagne de nombreux inconvénients. L'industrie met en péril les équilibres écologiques. Les lois de la concurrence détériorent les relations sociales, en suscitant le chômage et l'exclusion. Si les objets dont il se sert ont évolué, on peut douter, en revanche, que l'homme lui-même ait beaucoup changé. Qu'en est-il alors du progrès? Est-il un mouvement irrésistible qui emporte l'humanité, ou bien une simple illusion, un mythe, voire une idéologie non dénuée d'arrière-pensées politiques, destinée à nous rendre plus supportables les injustices présentes?
I. Progrès ou décadence?
1. Le progrès techno-scientifique
Le progrès des sciences et des techniques est une réalité que même l'individu le plus réactionnaire ne peut ignorer. Les sciences progressent, c'est un fait. Depuis l'Antiquité, les unes après les autres, les sciences ont pris leur indépendance par rapport à la philosophie. D'abord l'astronomie et les mathématiques, puis la physique avec Galilée, plus récemment la biologie, obtiennent des résultats incontestables. Ces progrès en ont rendu d'autres possibles dans le domaine pratique: notamment, l'invention de la machine à vapeur est à l'origine de la révolution industrielle. La technique améliore notre vie quotidienne, elle permet de réduire les efforts nécessaires. C'est l'essence même de la technique selon F. Dagognet[note 1]: obtenir "du plus avec du moins". Par exemple, un levier permet de soulever une lourde charge grâce à un effort minime. On investit un peu pour obtenir davantage. Le résultat obtenu est supérieur au sacrifice consenti. Par conséquent, la technique apporte bien une amélioration. En particulier, elle améliore les conditions de travail, puisque les tâches les plus ingrates sont désormais confiées à des machines. Ainsi paraît se réaliser l'idéal des Lumières, c'est-à-dire la démocratisation du savoir accompagnée d'une amélioration des conditions d'existence. Les philosophes des Lumières pensaient en effet que le progrès du savoir devait entraîner un progrès général pour tous les hommes. Ils sont à l'origine de notre idée de progrès.
Le progrès des sciences et des techniques est plus qu'un fait: c'est une nécessité[Voir définition]. Ce progrès, en effet, est inexorable et irréversible. Comme on le dit couramment, "on n'arrête pas le progrès": même si on le voulait, ce serait impossible. Par exemple, on ne peut pas faire que la bombe atomique n'ait pas été inventée. Désormais, elle existe, il faut faire avec, on ne peut pas revenir en arrière. De même, le progrès des sciences est nécessaire. Lorsqu'une découverte doit être faite, elle le sera. Même s'il ne se trouve pas alors d'homme assez savant pour la faire, elle ne sera qu'ajournée. Si Newton n'avait pas découvert le calcul infinitésimal, un autre l'aurait fait tôt ou tard. La preuve, c'est que Leibniz l'a inventé lui aussi, en travaillant indépendamment de Newton, peu de temps après lui. Si Snell n'avait pas trouvé la loi de la réfraction, Descartes l'aurait fait, comme Boyle et Mariotte pour la loi des gaz.
Toutefois, on pourra se demander si cet éloge du progrès n'est pas une illusion. Si le progrès technique est un fait, peut-on en dire autant du progrès moral de l'humanité? Le progrès des techno-sciences s'accompagne-t-il d'un progrès social équivalent? On pourrait même soupçonner cet éloge du progrès d'être une mystification. L'idée de progrès ne serait que l'invention de ceux qui ont intérêt à nous faire croire qu'il existe, à savoir les fabricants des diverses marchandises, mais aussi les hommes politiques: l'idée de progrès pourrait n'être qu'une illusion consolante - une idéologie - destinée à faire patienter les exclus de ce prétendu progrès, en leur promettant des lendemains qui chantent. |
2. Une histoire de fous
Dès le XVIIIème siècle, aussitôt que l'idée de progrès eut fait son apparition chez les philosophes des Lumières, elle fut mise en question par l'un d'eux: Rousseau ne pense pas que progrès technique et progrès moral aillent forcément de pair. Au contraire, l'essor des sciences et des techniques corrompt l'humanité. En effet, le progrès de l'industrie favorise la production d'objets inutiles et superflus. Loin de combler nos besoins, cette abondance de marchandises en crée de nouveaux, toujours plus nombreux et plus difficiles à satisfaire. "Vous en avez rêvé; Sony l'a fait." La vérité, c'est plutôt l'inverse: Sony le fait, puis on se laisse persuader qu'on en a réellement besoin. L'homme moderne s'habitue à un certain confort auquel il ne saurait renoncer sans souffrir, alors que les anciens savaient se contenter de peu. La production prétend être au service de nos besoins. En réalité, elle crée elle-même ces besoins. C'est ainsi que, paradoxalement, la société d'abondance est aussi une société de besoin. Le progrès technique ne nous rend pas plus heureux, il ne comble pas nos désirs mais les creuse un peu plus. La société de consommation produit des objets dont les avantages sont discutables et la durée de vie volontairement limitée - des gadgets[note 2]. La médecine progresse, mais notre nourriture est contaminée. Assisté par des machines, l'homme s'habitue à faire moins d'efforts. Il s'affaiblit et dégénère. Il suffit, dit Rousseau, de comparer les Européens aux Indiens d'Amérique pour constater que le retard technologique de ces derniers, leur assurant une existence plus saine, les rend plus robustes. Le besoin de satisfaire des désirs plus nombreux engendre des maux nouveaux - les maladies nerveuses, le stress. C'est du moins le lot des plus favorisés. Car les machines remplacent le travailleur. Le progrès technique est responsable du chômage, qui engendre la violence. Ce progrès technique n'est donc pas accompagné d'un progrès social[note 3].
Si le progrès techno-scientifique était inséparable d'un progrès général de l'humanité, alors nous devrions pouvoir mesurer ce progrès dans l'histoire. Or, l'histoire progresse-t-elle? Peut-on découvrir dans la suite des événements historiques la trace d'un progrès? L'histoire suit-elle une direction, qui conduirait l'humanité vers un mieux? Rien ne permet d'affirmer pareille chose. Sans tomber dans le catastrophisme et crier à la barbarie, on doit constater au moins que les mêmes erreurs se répètent. L'histoire demeure une longue succession de guerres, de coups d'Etat, de complots politiques dont le moins que l'on puisse dire est que la vertu n'en sort pas triomphante. "Lorsque nous considérons ce spectacle des passions et les conséquences de leur déchaînement, lorsque nous voyons la déraison s'associer non seulement aux passions, mais aussi et surtout aux bonnes intentions et aux fins légitimes, lorsque l'histoire nous met devant les yeux le mal, l'iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu'ait produits le génie humain, lorsque nous entendons avec pitié les lamentations sans nom des individus, nous ne pouvons qu'être remplis de tristesse à la pensée de la caducité en général" (Hegel, la Raison dans l'histoire, ch. II, 2). Hegel part d'un constat, d'une observation ("spectacle", "mettre devant les yeux"). Les passions, ce sont les intérêts. La passion est démesure, aveuglement. Que la folie soit associée à la passion, ce n'est pas surprenant. La passion, par définition, est déraison. Plus surprenant, et plus désespérant: elle s'associe aussi aux bonnes intentions. Par exemple dans le fanatisme, où une cause peut-être juste est mal servie, puisque défendue par la violence. Une bonne intention - l'enfer en est pavé - a parfois des effets funestes. On ne fait pas de la politique avec de bonnes intentions. Il faut aussi du jugement, pour en calculer les effets. L'histoire semble nous échapper. Elle semble une force qui nous dépasse. Les individus sont les victimes de l'histoire. Ces échecs ne sont pas l'œuvre du hasard, mais de la volonté des hommes. C'est d'autant plus désespérant. La volonté des hommes est dupée. Une force semble s'acharner contre elle, on ne peut qu'en éprouver un sentiment d'impuissance. L'histoire semble dépourvue de sens et d'unité. On ne peut lire aucune logique dans la suite des événements historiques qui donnent plutôt l'image d'un chaos. Dans la nature, on peut observer des régularités. Les mêmes faits se reproduisent de façon périodique. Mais au sujet des événements historiques, on ne peut pas formuler de lois comme c'est possible en astronomie. C'est plutôt le désordre qui prédomine, l'enchevêtrement des intérêts individuels. On pourrait la nommer "une histoire de fous racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien" (Shakespeare, Macbeth[note]).
L'idée d'un progrès historique ne serait donc qu'une illusion: l'histoire ne progresse pas. Cependant, cette négation de la possibilité d'un progrès pourrait à son tour masquer une idéologie visant à justifier les injustices présentes. Cette négation du progrès serait l'occasion pour ceux qui détiennent le pouvoir de présenter les imperfections de la société présente, par exemple l'injustice sociale, comme inévitables. Bref, cette idéologie pourrait bien viser à nous faire accepter la misère et l'immobilisme politique. Autrement dit, les partisans du progrès aussi bien que leurs adversaires peuvent être également soupçonnés d'arrière-pensées politiques. De ce point de vue, ils peuvent être renvoyés dos à dos.
1. L'Essor technologique et l'idée de progrès
2. Le " Bidule ", sur Canal+.
3. C'est que science et technique d'une part, culture et moralité d'autre part, sont indépendantes. C'est ce que constate Michel Henry dans la Barbarie: avant nous, on a vu des civilisations décliner et disparaître. Mais alors tous les secteurs de l'activité humaine s'effondraient en même temps. Ce qui est nouveau à notre époque, c'est de constater à la fois le triomphe de la science et le recul des valeurs.
4. " ... a tale
Told by an idiot full of sound and fury,
Signifying nothing..."
II. La " main invisible " (Adam Smith)
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L'examen des faits ne nous permet pas davantage de départager les deux camps. On trouvera des exemples de tout, aussi bien de progrès partiels, accomplis ici ou là, que de régressions ou de stagnations. Les faits se contredisent. C'est que la seule expérience ne peut suffire à nous faire juger d'un progrès de l'histoire de l'humanité dans son ensemble. Nous n'avons sous les yeux qu'un fragment de l'histoire de l'humanité. Or, il faudrait juger sur le tout. Que savons-nous, par exemple, si tel événement, que nous interprétons comme un désastre, n'aura pas, à long terme, des conséquences bénéfiques, de sorte que le bilan final serait positif? Le progrès n'est pas forcément linéaire. Il peut fort bien comporter des crises, des périodes de régression. De telles irrégularités, de tels accidents n'excluent pas un progrès général, à long terme, invisible du point de vue d'un individu. Autrement dit, les faits ne nous permettent pas de juger. Le progrès doit être tenu non pour un fait empirique, qui pourrait être observé, mais plutôt comme une idée, purement théorique. Une telle idée ne saurait être réfutée ni prouvée par les faits[note 1]. Le spectacle des échecs historiques décrit par Hegel ne doit donc pas conduire à abandonner l'idée de progrès.
Précisément, Hegel ne se laisse pas abuser par les faits. Certes, il constate que la bonne volonté est souvent tenue en échec. Les hommes, lorsqu'ils tentent de faire progresser l'histoire, échouent à actualiser dans la réalité sociale leurs idéaux. Quand ils agissent, ce n'est pas toujours ce qu'ils voulaient qui se réalise. Tout se passe comme si leur action leur échappait, échappait à leur contrôle. C'est comme si une force supérieure les emportait malgré eux. L'argument est développé aussi par Bossuet.
Tous ceux qui gouvernent se sentent assujettis à une force majeure. Ils font plus ou moins qu'ils ne pensent, et leurs conseils n'ont jamais manqué d'avoir des effets imprévus. Ni ils ne sont maîtres des dispositions que les siècles passés ont mises dans les affaires, ni ils ne peuvent prévoir le cours que prendra l'avenir, loin qu'ils le puissent forcer. Celui-là seul tient tout en sa main, qui sait le nom de ce qui est et de ce qui n'est pas encore, qui préside à tous les temps et prévient tous les conseils.
Alexandre ne croyait pas travailler pour ses capitaines, ni ruiner sa maison par ses conquêtes. Quand Brutus inspirait au peuple romain un amour immense de la liberté, il ne songeait pas qu'il jetait dans les esprits le principe de cette licence effrénée, par laquelle la tyrannie qu'il voulait détruire devait être un jour rétablie plus dure que sous les Tarquins. Quand les Césars flattaient les soldats, ils n'avaient pas dessein de donner des maîtres à leurs successeurs et à l'empire. En un mot, il n'y a point de puissance humaine qui ne serve malgré elle à d'autres desseins que les siens. Dieu seul sait tout réduire à sa volonté. "
(Bossuet, Discours sur l'histoire universelle, III, Ch. 8).
Bossuet se sert précisément de l'argument selon lequel les acteurs de l'histoire sont souvent dépassés par les conséquences de leurs propres actions, pour suggérer l'idée que l'histoire a un sens, celui du progrès. Que l'histoire échappe à ceux qui croient la faire, cela semble mettre à mal l'idée de progrès. Mais c'est en réalité, au contraire, le signe, selon l'évêque de Meaux, que l'histoire obéit à une force supérieure à celle de la volonté des hommes.
1. Des effets imprévus
C'est un fait que, souvent, les hommes politiques "font plus ou moins qu'ils ne pensent". Leur action n'a pas toujours les effets voulus. Soit parce qu'elle est moins efficace que prévu, c'est le cas le plus fréquent et le plus facile à comprendre. Soit, au contraire, parce qu'elle est plus efficace, c'est-à-dire qu'elle a des répercussions qui n'avaient pas été calculées, et qui combleront la volonté de son auteur au-delà de ce qu'il espérait, ou à l'inverse feront advenir le contraire de ce qu'il souhaitait. La moindre de nos actions, en effet, a parfois des prolongements inattendus. Un fait insignifiant peut avoir des suites considérables, de même qu'un remous, à la surface de l'eau, se propage à une grande distance. Bossuet en donne des exemples empruntés à l'histoire. Alexandre se rendit maître de la Grèce. A la suite de nombreuses conquêtes, il se trouva à la tête d'un empire si grand qu'à sa mort, il fut démembré et partagé entre ses généraux. Brutus organise l'assassinat de César. L'Empire de César remplacé par celui d'Auguste[note 2]. Il y eut à Rome deux rois nommés Tarquin: Tarquin l'ancien et Tarquin le superbe. Ce dernier surtout ne gagna le pouvoir qu'en tuant Servius Tullius et ne put le conserver que par la violence. L'œuvre d'un homme est nécessairement récupérée par d'autres après sa mort, qui pourront vouloir tout autre chose que lui. Même s'ils ont le désir de la prolonger, ce ne pourra jamais être dans le même esprit. Une action peut échapper à son auteur alors même qu'il est vivant. Il arrive assez souvent que l'on dise d'une initiative politique qu'elle a été récupérée par d'autres, qui en ont infléchi ou dénaturé le sens. Ainsi, une grève ou une manifestation, initialement apolitique, pourra être revendiquée par tel ou tel parti. De cette manière, les résultats ne sont pas toujours ceux que l'on attendait. Les révolutionnaires n'avaient pas l'intention d'assurer le triomphe de la bourgeoisie. Pourtant, dès le début, aux côtés de la liberté, c'est la propriété qui est proclamée comme un droit sacré. Bien plus, cette révolution, qui devait ouvrir une ère de liberté, s'achève dans la Terreur. Dans l'exemple cité par Bossuet, on assiste à un renversement classique: la dictature inspire la soif de liberté et donne lieu à la permissivité et la licence qui conduisent finalement à la tyrannie. C'est le schéma traditionnel selon Platon: trop de liberté tue la liberté. Dès que les hommes ont goûté à une liberté, il est impossible de la leur retirer, sinon par la force. C'est pourquoi seule la tyrannie peut succéder à l'anarchie. Bien souvent, une action donne des résultats tout à fait opposés à ceux qui étaient voulus. Mandeville : "The worst of all the multitude did something for the common good" (Poèmes de 1705).
2. L'idée de providence
Ce qui a lieu dans l'histoire n'est pas le fruit des projets des hommes. "Les nations reposent sur des fondations qui sont, à la vérité, le résultat de l'action des hommes, mais non d'un dessein humain" (Adam Ferguson, Essai sur l'histoire de la société civile). D'où la question: de qui? Pour Tocqueville, la révolution de 1848 est une preuve du progrès de la démocratie. Ce développement de la démocratie dans le monde est un fait providentiel, c'est-à-dire fatal. La Providence est le nom que l'on donne à Dieu quand on met l'accent sur le fait qu'il veille sur nous.La providence, c'est Dieu en tant qu'il agit pour notre bien. Quatre caractères de ce qui est providentiel selon Tocqueville[note 3]: universel; durable; échappe à la puissance humaine; caractérise tous les événements, même ceux qui paraissent contrarier ce mouvement. Or le triomphe de la démocratie répond à ces caractères. Tous les événements, dans l'histoire, ont contribué à amener l'égalité des hommes[note 4]. Les guerres ont décimé les nobles et divisé leurs terres. L'invention des armes à feu a mis à égalité seigneurs et serfs. Même les ennemis de la liberté favorisent, à leur insu, en "instruments aveugles dans les mains de Dieu", le progrès de la démocratie[note 5]: les arrivistes et les ambitieux cherchent à se concilier les voix du peuple. Ce sont les moins démocrates qui votent les lois les plus libérales, par intérêt. Voilà ce que Hegel appelle la "ruse de la Raison": la Raison (la fin qui se réalise dans l'histoire) se sert des hommes qui croient faire eux-mêmes leur histoire mais ne sont que ses instruments[Note 6].
3. Négation et dépassement
Contre cette idée d'une providence, une objection vient à l'esprit: il y a des crises. L'existence du mal fait problème[note 7]. Comment rendre raison, dans l'optique d'une philosophie du progrès, des soubresauts de l'histoire? On ne peut pas ignorer les moments négatifs qui jalonnent le devenir historique. Mais ces faits ne suffisent pas à réfuter la notion de progrès, que l'on ne doit pas concevoir nécessairement comme un progrès linéaire. Au contraire, selon Hegel, le mouvement qui conduit à la réalisation de la Raison dans l'histoire est dialectique (cf. le plan dialectique). Hegel n'est pas naïvement optimiste: le progrès comporte des moments négatifs. Mais il ne s'agit précisément que de moments, provisoires. Ces négations sont les conditions nécessaires du progrès. Elles sont les conditions d'un bien ultérieur. Le modèle est la mort du Christ: Sa mort est le moment négatif. Mais il faut qu'il meure pour ressusciter et découvrir son essence divine. La négation est la condition d'un dépassement. Le Christ meurt mais ressuscite et, du même coup, s'affirme comme divin. De la même manière, dans l'histoire, les épisodes sanglants tels que les révolutions sont les conditions nécessaires de la négation d'un état ancien et du passage à une époque nouvelle. Il fallait nier l'Ancien Régime pour fonder la République. Ces négations sont un mal nécessaire. Même les épisodes les plus tragiques doivent contribuer, d'une façon qui ne nous apparaît pas immédiatement, au progrès général de l'humanité. Même les guerres ne sont pas vaines, mais ont une fonction: celle de garantir la cohésion sociale. Les hommes tendent par nature à l'individualisme. La guerre resserre le lien social. Il est vrai, par exemple, que Bismarck a fait l'unité de l'Allemagne grâce à la guerre de 1870. "La tempête protège la mer contre le croupissement où la plongerait une tranquillité durable, comme une paix durable ou éternelle y plongerait les peuples" (Principes de la philosophie du droit, §324). Les guerres sont donc inévitables[note 8]. Comment expliquer, malgré le désir de paix commun à tous les hommes, la répétition des guerres? C'est que les guerres sont inévitables. Cela dépasse la volonté des individus. L'histoire traverse des crises, mais ce sont les crises qui sont fécondes. Pourquoi, dans les manuels d'histoire, ne retient-on principalement que les périodes de crise? Précisément parce que ce sont elles qui font l'histoire. Ce sont les périodes décisives, comme l'indique l'étymologie, celles où l'on prend les décisions. "Dans l'histoire, les périodes de bonheur s'écrivent en pages blanches" [note 9](La Raison dans l'histoire). Notre époque elle-même est souvent décrite à la fois comme une période de crise et de mutation.
Est-ce que ce sont les hommes qui font l'histoire? Pour Hegel ou Bossuet, non. Ils la subissent plutôt. Une "main invisible" se sert d'eux pour réaliser une fin qui les dépasse. Les hommes ne sont ainsi que des moyens. Ce sont eux, si l'on veut, qui font l'histoire, mais seulement à titre d'instruments, puisque si ce sont eux qui agissent, ce ne sont pas leurs projets qui se réalisent. On comprend que l'individu moyen ne pèse d'aucun poids par rapport à cette force formidable qu'est l'histoire. Il est impuissant à en infléchir le cours. Qu'en est-il cependant de ceux que l'on appelle les grands hommes - les chefs d'Etats, les chefs militaires -, ceux par qui, du moins, des changements semblent pouvoir arriver? Dans la perspective de Hegel, ils ne sont pas plus libres que les autres de changer le cours de l'histoire. Ce qui distingue le grand homme, ce n'est pas qu'il ait plus de pouvoir sur le cours de l'histoire. Simplement, c'est celui qui, à une époque donnée, a su sentir le mouvement, le sens de son époque. Le grand homme se distingue par sa conscience historique. Il sait quelle est l'action inévitable, celle qui est appelée par la logique de l'histoire. Par exemple, de Gaulle comprend que la décolonisation est inévitable. Son mérite est d'avoir compris que l'histoire exigeait cette décision. Sans lui, l'événement aurait sans doute eu lieu tout de même, quoique de façon plus violente. Le grand homme n'a pas pour mérite d'être plus libre de faire l'histoire, mais simplement d'être plus lucide. Comme tout individu, il n'est qu'un moyen au service de l'histoire.
Notes:
1. Cf. la polémique entre Leibniz et Voltaire au sujet de Candide. "La seule élection digne de l'être parfait c'est celle du 'meilleur des mondes possibles', principe tout a priori du célèbre optimisme leibnizien qui ne saurait être ni prouvé ni démenti par l'expérience, et que les railleries du Candide de Voltaire ne sauraient entamer" (E. Bréhier, Histoire de la philosophie, le XVIIème, Chap. Leibniz, 6).
2. Il fut battu par Marc Antoine. Antoine et Octave se disputent le pouvoir. C'est finalement Octave qui obtient le titre d'Auguste.
3. De la démocratie en Amérique, avertissement de l'éd. de 1848.
4. Introduction.
5. I, 4.
6. "La Raison est aussi rusée que puissante (...) Dieu laisse faire les hommes avec leurs passions et intérêts particuliers, et ce qui se produit par là, c'est la réalisation de ses intentions, qui sont quelque chose d'autre que ce pour quoi s'employaient tout d'abord ceux dont il se sert" (Logique, §209)
7. Problème de théodicée, comme chez Leibniz: le mal est nécessaire. Par exemple, sans la maladie, nous n'apprécierions pas la santé.
8. Une paix éternelle est donc une utopie. Par là, Hegel s'inscrit en faux contre Kant (Vers la paix perpétuelle).
9. "Les peuples heureux n'ont pas d'histoire".
III. L'histoire, œuvre collective
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Les faits, à eux seuls, ne sauraient prouver l'absence de progrès. En effet, il est possible d'interpréter même les catastrophes comme des moyens en vue de la réalisation d'une fin. Mais cette théorie fataliste de l'histoire présuppose comme hypothèse que l'histoire poursuit une fin, soit qu'elle soit réglée par Dieu (Bossuet), soit qu'elle se dirige d'elle-même vers l'actualisation de la Raison, qui remplace alors Dieu (Hegel). Dans ses deux versions, la philosophie de l'histoire suppose une hypothèse indémontrable qui l'expose à la critique. Or, ces postulats sont-ils indispensables? Ne peut-on pas en faire l'économie?
1. Critique du finalisme
Le raisonnement de Hegel est du type finaliste. Il voit dans l'histoire l'œuvre de causes finales. On distingue deux genres de causes. La cause mécanique ou efficiente précède son effet. C'est donc le passé qui agit sur le présent, comme dans le cas d'un choc. En revanche, dans la cause finale (fin au sens de but), la cause, c'est le but. Quand l'effet a lieu, la cause n'est donc pas encore donnée. Comment est-ce possible? Comment l'avenir peut-il agir sur le présent? Cela n'arrive qu'à condition que la cause - le but- existe déjà, sous forme de représentation dans la conscience de celui qui agit. Par exemple, l'agriculteur sème parce qu'il veut moissonner. La cause est donc le but, qui n'est pas encore atteint. Une causalité de ce type n'est possible que lorsque l'on a affaire à un être capable de se représenter des fins. Attribuer une telle causalité à autre chose que l'homme, c'est risquer de tomber dans l'erreur anthropomorphiste. Cette illusion est dénoncée par Spinoza dans l'Ethique, appendice livre I: le finalisme prend modèle sur l'activité humaine et l'applique à la nature ou à l'histoire. Cela revient à projeter des facultés humaines sur ce qui n'est pas humain.
2. Le sens de l'histoire
Du fait que l'histoire semble une force qui dépasse les volontés individuelles, on renonce à la liberté de l'homme, pour poser une hypothèse indémontrable - personnification de l'histoire. Puisque ce qui a effectivement lieu n'est pas toujours conforme à la volonté des hommes, on en conclut que l'Histoire est une force surhumaine qui emporte les individus, qu'elle est le lieu de l'avènement d'un destin. Mais de telles hypothèses ne sont pas nécessaires. L'écart entre les projets et les résultats peut être expliqué de façon plus économique, comme résultat de la liberté des individus. Comment prétendre, dira-t-on, que je suis libre de faire l'histoire, puisque mes actions, quand elles sont efficaces, n'ont pas le sens souhaité? C'est que je ne suis pas seul à être libre. L'histoire n'est cependant pas autre chose que le résultat de l'action collective des individus. Il est vrai qu'elle dépasse l'individu, mais cela vient de ce qu'il n'agit pas seul. La fatalité n'est qu'une apparence. Si la décolonisation a semblé inévitable, c'est qu'elle était l'aspiration commune à une multitude de peuples. L'illusion du fatalisme est l'effet de l'interaction des libertés individuelles. Les philosophies de l'histoire divinisent ce qui n'est que le résultat de la somme des volontés individuelles. Certes, l'histoire m'apparaît comme quelque chose d'étranger. Je n'y reconnais pas le résultat de mon action. Mais c'est parce qu'elle est une œuvre collective. "Si l'histoire m'échappe, cela ne vient pas de ce que je ne la fais pas, mais de ce que les autres la font aussi" (Sartre, Questions de méthode, III, p. 82). Nous faisons l'histoire à plusieurs. Cependant, c'est bien nous qui la faisons.
Conclusion:
Il serait dommage de ne considérer la notion de progrès historique que comme un mythe utopique, ou comme une réalité vers laquelle nous marchons de façon fatale. Car, dans les deux cas, nous nous délivrons de la responsabilité de faire l'histoire. Si le progrès est impossible, à quoi bon agir? De même, s'il est inévitable, il se fera donc bien sans moi. Le fatalisme conduit au sentiment d'impuissance. De plus, il justifie la réalité, quelle qu'elle soit: le pire des régimes doit être tenu pour un mal nécessaire, ce qui revient à dénier aux contemporains le droit de juger. En réalité, il ne s'agit pas de considérer que l'histoire a un sens, une direction. Elle ne va nulle part de façon fatale. Elle ne saurait avoir de sens que celui que nous lui donnons. C'est précisément parce que l'histoire n'a pas de sens que ma vie, et l'action politique, peuvent en avoir un. L'individu n'est pas le simple jouet des forces historiques. Il lui appartient de transformer le monde. Par conséquent, le progrès historique doit être tenu pour un idéal, plutôt que pour une chimère ou une réalité. Un idéal, c'est-à-dire quelque chose qui existe à titre d'idée, qui n'a pas encore de réalité, et vers quoi l'on doit faire tendre ses efforts. "Une idée n'est rien d'autre que le concept d'une perfection, qui ne s'est pas encore rencontrée dans l'expérience" (Kant, Réflexions sur l'éducation, p. 75).
Indications bibliographiques:
Dagognet, l'Essor technologique et l'idée de progrès (chez Armand Colin)
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts
M. Henry, la Barbarie (Le Livre de Poche)
Hegel, la Raison dans l'histoire
Baudrillard, la Société de consommation
Kant, Idée d'une histoire universelle