Introduction:
Tout artiste, semble-t-il, doit partir d'un projet, au moins d'une vague idée, avant de réaliser son œuvre. Il serait inconcevable que l'artiste travaille sans savoir où il va. Il doit avoir une intention qui guide son activité créatrice. Comment créerait-il à partir de rien? Une œuvre qui semble le fruit du hasard choque le public. Mais si le projet impliquait une parfaite connaissance de ce que sera l'œuvre une fois achevée, si l'idée préalable était un modèle mental qu'il suffirait de reproduire dans la matière, le travail artistique proprement dit n'aurait rien de créateur. La phase de l'exécution, qui suivrait celle de la conception, serait la simple reproduction d'un modèle imaginaire auquel elle n'ajouterait rien de nouveau. Mais comment expliquer alors cette impression si souvent évoquée par les artistes, que leur œuvre leur échappe, qu'elle dépasse leur intention?
I. La fièvre créatrice
1. «L'image dans le tapis»
Selon une certaine conception de l'art, l'artiste ne sait pas ce qu'il fait. Cette théorie s'appuie sur le constat que l'artiste, interrogé sur son œuvre, montre que sa signification le dépasse. Il s'étonne que le public y trouve un sens que lui-même n'avait pas prémédité. C'est à ce caractère que l'on reconnaît le chef d'œuvre. Sa richesse est infinie. On peut l'interpréter de mille manières. L'Image dans le tapis, nouvelle de Henry James, suggère qu'il est impossible de réduire une œuvre à une seule signification. Un écrivain, Vereker, confie à un jeune critique littéraire que personne n'a compris son œuvre. Selon lui, ses romans contiennent un sens caché, un fil conducteur, comme le motif central d'une tapisserie. Le jeune homme cherchera ce secret en vain, jusqu'à sa mort. Le sens d'une œuvre ne saurait se réduire à un motif unique. De la sorte, chaque époque et chaque civilisation pourra y découvrir un sens qui lui convient. Par conséquent, la valeur du chef-d'œuvre dépasse le cadre limité de la société où il a été créé. Il bénéficie d'une quasi-éternité, si bien qu'il pourra être apprécié par-delà les siècles. L'œuvre d'art réussie est intemporelle. C'est cela que Malraux veut souligner dans les Voix du silence quand il écrit que «l'art est un anti-destin» (III, 7).
2. L'inspiration
L'œuvre réussie se caractérise donc par son imprévisibilité. Elle offre des possibilités d'interprétation que l'auteur lui-même n'avait pas entrevues. C'est ce que l'on appelle le génie: la capacité de créer. Créer, c'est faire surgir quelque chose de nouveau, qui ne puisse pas être expliqué par ce qui existait déjà. Ce qui est prévisible et peut être expliqué par le passé est déterminé. Le déterminisme c'est le contraire de la liberté. En revanche, le génie, c'est l'imprévisible et l'inexplicable. Ce côté mystérieux de la création esthétique, où surgit quelque chose d'imprévu, a suscité autrefois des théories à caractère religieux ou mythologique. L'artiste ne serait qu'un intermédiaire entre le monde et une puissance divine. Il est, dans l'Antiquité, inspiré par les Muses. Il travaille dans une sorte de fièvre créatrice. Pour créer, observe Platon, il faut qu'il entre en transe, dans une sorte de délire. Il est comme un shaman, ou un medium, c'est-à-dire qu'il n'est qu'un intermédiaire. Il ne sait pas ce qu'il fait puisqu'il se contente de communiquer ce qu'une puissance mystérieuse lui souffle. Il n'est pas l'auteur, mais seulement le messager. Cet état où l'artiste est possédé par une force occulte qui se sert de lui, c'est l'inspiration. L'artiste est inspiré. « Le poète ne peut créer avant de sentir l'inspiration » (Platon, Ion). Les romantiques s'empareront de cette notion. Ce qui différencie, selon eux, l'artiste du commun des mortels, c'est qu'il a de l'inspiration. La qualité fondamentale de l'artiste, c'est d'avoir de l'inspiration. Cette conception, qui fait la part belle à l'imagination et minimise le rôle du travail et de la raison, tirera argument d'une proximité supposée entre génie et folie (Van Gogh, Antonin Artaud). La découverte de ce que l'on a appelé l'art nègre, puis l'art premier, a favorisé la diffusion de la théorie de l'artiste-shaman, qui a été reprise par des artistes contemporains, comme Jackson Pollock. |
3. Le hasard et l'inconscient
C'est le caractère imprévisible de la création, l'idée qu'en toute œuvre il y a la «part de Dieu» (A. Gide) qui conduira les surréalistes à souligner le rôle du hasard dans le processus de création. La poésie surréaliste se caractérise par la production d'images inhabituelles et étranges. «C'est du rapprochement en quelque sorte fortuit de deux termes qu'a jailli une lumière particulière, lumière de l'image» (André Breton, Manifeste du surréalisme). Toute image poétique vient du rapprochement de deux idées habituellement séparées. Mais l'image surréaliste a en propre deux aspects. Les deux idées dont elle naît sont assez éloignées, si bien que leur rapprochement crée une impression d'étrange nouveauté. Reverdy, cité par Breton, précise: «L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte» (Revue Nord-Sud, mars 1918). Ce rapprochement est fortuit, dit Breton. Le hasard sera en effet élevé par les poètes surréalistes au rang de moyen, même de procédé de création. Ces écrivains rendent systématique le recours au hasard. Par exemple, ils font du jeu du «cadavre exquis»[Note] un moyen de créer. Ou ils tirent des mots au hasard, d'un chapeau. Certaines pratiques en peinture sont à rapprocher de cette méthode. Comme toutes les formes de collage, qui permettent de juxtaposer sur la toile des réalités et des matières différentes, d'où naîtra peut-être une impression heureuse. Ou, plus radicalement, les expériences «tachistes», qui consistent à égoutter un pinceau plongé dans la peinture («dripping», Pollock). |
Le surréalisme fait confiance au hasard. Breton estime que notre esprit recèle bien plus de richesses que sa seule partie consciente ne le laisse supposer. L'influence de Freud n'est pas étrangère à cette idée qu'il faut exploiter les ressources de l'inconscient. L'écriture automatique, où l'auteur écrit ce qui lui passe par la tête, en s'efforçant de n'exercer aucun contrôle critique sur les représentations qui s'associent dans son esprit, est censée permettre d'échapper aux conventions littéraires usées, pour produire enfin de l'inédit. Cette méthode s'inspire clairement de la cure psychanalytique, où le patient s'exprime par associations libres. Afin que l'inconscient délivre ses richesses encore inexploitées, Breton exige que l'artiste renonce à toutes les règles conventionnelles qui entravent la création. Il s'agit, autant que possible, de mettre la conscience en sourdine, donc de rechercher l'état le plus proche de l'inconscience. Breton définit le surréalisme: «dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison». L'art se distingue ainsi de la technique. Une technique, c'est un ensemble de règles. Dans le domaine de la technique, si l'on suit fidèlement les règles prescrites, on aboutira au résultat. Le technicien peut indiquer par un plan comment reproduire ce qu'il a fait. Mais l'artiste serait bien incapable de dire comment imiter son œuvre. Il ne saurait énoncer des règles qui permettraient d'aboutir au même résultat que lui. Le génie, selon Kant, c'est celui qui crée en fonction de règles indéterminées, indéfinissables, incommunicables. Le mathématicien peut expliquer à un disciple comment aboutir au même résultat que lui. Mais l'artiste est incapable de réveler les règles qu'il a appliquées. Il n'y a pas d'algorithme pour décrire la création. Ainsi, Michaux écrira sous l'effet de substances hallucinogènes comme la mescaline. Breton insiste sur les ressources procurées par le rêve. Pendant le sommeil, la raison n'exerce plus son rôle de censure, et lâche la bride à l'imagination. Le rêve serait un des moments privilégiés du point de vue de l'inspiration. Par exemple, Saint Pol-Roux, quand il dormait, affichait à sa porte: «Le poète travaille». Selon les surréalistes, pour créer, il faut chercher un état proche de l'inconscience. L'inconscient est la source de la création, plutôt que la conscience ou la raison. Il est donc permis de dire d'un artiste qui suivrait ces principes que, pour une part au moins, il ignore ce qu'il fait.
Note:
Ce jeu, d'abord inventé par les surréalistes comme procédé créatif, a donné, la première fois: "Le cadavre exquis boira du vin nouveau".
II. La conscience d'une idée
Page 2/3
Le surréalisme, par certains de ses aspects, les plus excessifs, a un côté peu sérieux. L'art, pourtant, ne se confond pas avec le jeu. Il partage avec lui le caractère désintéressé. Pour autant, il n'est pas une activité gratuite et implique du travail. En tout art, il faut observer des règles. L'activité de l'artiste implique une technique, c'est-à-dire un savoir-faire. Elle suppose aussi un effort: Valéry, contre la conception romantique, admet volontiers que l'inspiration ne suffit pas, et qu'il a recours au dictionnaire de rimes. A valoriser le hasard, le surréalisme ôte tout mérite à l'artiste, comme Breton le reconnaît. Car l'artiste n'est plus l'auteur de ce qu'il fait. En outre, expliquer l'œuvre par le génie ou le hasard, c'est une fausse explication qui ne résout rien. C'est une solution de facilité.
1. La finalité
L'œuvre partage avec l'objet technique ce caractère qu'elle est la réalisation d'une fin qui a été préalablement pensée. Art et technique se distinguent en ceci de l'objet naturel qu'ils supposent la conscience d'un but. "Lorsqu'en fouillant un marécage on découvre, comme il est arrivé parfois, un morceau de bois taillé, on ne dit pas que c'est un produit de la nature, mais de l'art " (Kant, Critique du jugement, §43). La nature produit pourtant parfois des objets dont on pourrait croire qu'ils ont été formés par un artiste. Mais la différence de l'objet artificiel, qu'il soit artistique ou technique, c'est que son créateur l'a produit en visant une fin. Marx, dans le chapitre 7 du Capital, distingue ainsi les alvéoles faites par l'abeille de la maison: la maison a d'abord été conçue par un architecte, qui en a tracé les plans, et qui l'a imaginée. L'architecte se représente d'abord sa tâche, il se représente d'abord le but visé. Il agit en vue d'une fin. Il se représente un modèle idéal, en pensée. Il imprime dans le monde une idée, il y incarne un but conscient, il donne figure à une idée. L'abeille, en revanche, agit de façon instinctive, elle ne se représente rien. Les alvéoles ne sont pas artificielles, mais naturelles. Elles sont des effets de la nature. L'œuvre d'art, comme l'outil, est la réalisation d'un projet. Par conséquent, une œuvre dont la réalisation a été entièrement abandonnée au hasard n'est plus une œuvre de l'art, mais de la nature. Si j'éclabousse une toile avec de la peinture, sans me soucier d'aucun plan, le résultat sera le produit des forces naturelles et des lois qui les régissent - l'attraction terrestre qui cause la chute de la peinture et les lois de la chute des corps. En l'absence de tout contrôle de la volonté, ce n'est plus à de l'art que l'on a affaire. Ce que l'on appelle le hasard, c'est un ensemble complexe de causes enchevêtrées que l'on n'arrive pas à démêler, mais c'est toujours de causes naturelles qu'il s'agit.
2. Un "art conceptuel"
C'est surtout dans l'art contemporain que l'on trouvera des exemples d'œuvres qui privilégient la conception par rapport à l'exécution. L'essentiel n'y est plus l'inspiration, mais plutôt la manière dont l'artiste expose le résultat d'une réflexion sur l'art. Ces œuvres transforment aussi le rapport du public à l'art puisqu'elles requièrent de la part du spectateur un effort de compréhension de nature intellectuelle. La compréhension de l'art devient une opération intellectuelle, l'œuvre ne se donne plus comme source de satisfaction sensible. Nombre d'œuvres contemporaines sont elles-mêmes une réflexion sur l'art, elles invitent à méditer sur ce qu'est l'art. Par exemple, le tableau de Magritte intitulé Ceci n'est pas une pipe présente un contraste entre la simplicité du dessin et la profondeur de la théorie de l'art qu'il suggère. Manifestement, l'exécution d'un tel tableau n'exige pas beaucoup de savoir-faire ni de génie. En revanche, il donne à penser sur la fin assignée à l'art. Magritte récuse la conception imitatrice de l'art, selon laquelle le peintre aurait pour tâche de reproduire la réalité. Un tel projet, à partir de l'ère de la photographie, perd son sens. Il nous interroge sur le rapport de l'art à la réalité: la représentation d'une pipe n'est pas une pipe.[Note] Le peintre suggère aussi que l'objet le plus simple, le plus familier, peut être vu sous un jour nouveau pour peu que l'on prenne le soin de mettre entre parenthèse sa façon habituelle de percevoir. L'artiste aurait peut-être pour rôle, non de représenter des sujets grandioses - sujets bibliques et historiques, ou vastes panoramas - mais plutôt de nous faire voir d'une manière nouvelle les objets les plus ordinaires. Il aurait pour rôle de nous apprendre à voir. |
A plus forte raison, certaines œuvres de Marcel Duchamp sont perçues comme provocatrices parce qu'elles témoignent d'une pauvreté quant aux moyens artistiques mis en œuvre. Parfois même, elles n'ont pas requis le moindre effort de réalisation, dans la mesure où l'artiste s'est contenté de s'approprier un objet déjà existant. Par exemple, un urinoir (1917), ou un égouttoir à bouteilles acheté au BHV. C'est ce qu'on a appelé le ready-made - le "tout fait", "déjà prêt". Par exemple, Duchamp a exposé un simple bidet. Aucun effort de création. Si l'on s'en tient à une conception romantique de l'art, on ne peut que crier au scandale. Cependant, le mérite de Duchamp est de mettre en question la notion même d'œuvre d'art. Il met en doute la frontière que la tradition a tracée entre l'artiste et l'artisan, entre l'œuvre d'art et l'objet fabriqué. Dans les sociétés premières, on ne trouve pas une telle discrimination. La valorisation de l'artiste par rapport à l'artisan est assez récente, elle date de ce siècle. Elle est une exception dans l'histoire mondiale de l'art. Ne serait-elle qu'un préjugé moderne? C'est le soupçon suggéré par Duchamp. Un objet manufacturé n'est-il pas, lui aussi, dans une certaine mesure, une œuvre d'art? C'est ce que Duchamp nous invite à penser, puisqu'il signe son urinoir "R. Mutt", le Jacob Delafon américain. Les provocations de Duchamp sont des provocations à réfléchir sur la nature de l'art. Elles sont la mise en œuvre d'une idée de l'art. Chaque œuvre est une tentative de définir l'art. Dans l'art dit "minimaliste", l'artiste est le concepteur, pas toujours l'exécutant: le soin de l'exécution est confié à une usine, où l'œuvre est fabriquée en série, comme un objet industiel. |
Joseph Kosuth, artiste américain, attribue pour fonction à l'œuvre non d'être belle, mais de définir l'art. En se présentant comme œuvre d'art, elle propose du coup une définition de l'art: l'œuvre, "proposition présentée à l'intérieur du contexte artistique comme un commentaire sur l'art". Le rôle de l'art serait donc de nous apprendre quelque chose. Non pas nous fournir un moyen d'évasion, comme on le dit souvent, ni une source de plaisir, mais une invitation à penser. Le but de l'art n'est pas l'évasion, mais la démystification. Le travail de l'artiste consiste alors pour l'essentiel dans un effort de réflexion, dont la mise en forme constitue une étape secondaire. L'artiste sait très bien ce qu'il fait, il en a non seulement conscience, mais, bien plus, une claire connaissance, puisque c'est précisément une connaissance, une idée de nature théorique que l'œuvre a pour mission de véhiculer. |
Mais dans une telle conception, l'exécution est reléguée au second plan, au point qu'une fois l'idée à communiquer inventée, le principal est fait. La mise en forme est accessoire. A partir de l'idée, le contenu de l'œuvre est assez prévisible, de sorte qu'il pourrait être exécuté par un autre que l'artiste lui-même. Toutefois, les œuvres de Duchamp représentent une exception dans l'histoire de l'art. Celle de Magritte une exception dans sa production personnelle. En outre, comment expliquer ce sentiment évoqué par des artistes que leur œuvre leur échappe, qu'elle contient toujours plus que ce qu'ils voulaient y mettre?
Note:
"La fameuse pipe... Me l'a-t-on assez reprochée! Et pourtant... pouvez-vous la bourrrer, ma pipe? Non n'est-ce pas, elle n'est qu'une représentation. Donc, si j'avais écrit sous mon tableau: "ceci est une pipe", j'aurais menti!" (Revue Femmes d'aujourd'hui, juillet 1966).
III. Une idée mouvante
Page 3/3
L'idée d'un art dont l'auteur s'en remet entièrement au hasard pour créer n'est pas satisfaisante. Il faut que l'artiste y mette du sien, au moins que l'œuvre procède d'un projet. Cependant, des œuvres conceptuelles, qui ne sont rien de plus que la mise en image d'un concept, ne sont représentatives que d'une partie du monde de l'art. Le plus souvent, l'artiste avoue avoir fait plus qu'il ne pensait. Comment l'artiste peut-il ignorer partiellement ce qu'il fait, alors qu'il est l'auteur de l'idée initiale dont l'œuvre va jaillir? C'est sans doute que cette idée évolue au cours de la création.
Aucune conception n'est œuvre. Et c'est l'occasion d'avertir tout artiste qu'il perd son temps à chercher parmi les simples possibles quel serait le plus beau; car aucun possible n'est beau; le réel seul est beau. Faites donc et jugez ensuite. Telle est la première condition en tout art, comme la parenté des mots artiste et artisan le fait bien entendre; mais une réflexion suivie sur la nature de l'imagination conduit bien plus sûrement à cette importante idée, d'après laquelle toute méditation sans objet réel est nécessairement stérile. Pense ton œuvre, oui, certes; mais on ne pense que ce qui est: fais ton œuvre.
Puisqu'il est évident que l'inspiration ne forme rien sans matière, il faut donc à l'artiste, à l'origine des arts et toujours quelque premier objet ou quelque première contrainte de fait, sur quoi il exerce d'abord sa perception, comme l'emplacement et les pierres pour l'architecte, un bloc de marbre pour le sculpteur, un cri pour le musicien, une thèse pour l'orateur, une idée pour l'écrivain, pour tous des coutumes acceptées d'abord. Par quoi se trouve défini l'artiste, tout à fait autrement que par la fantaisie. Car tout artiste est percevant et actif, artisan toujours en cela. Plutôt attentif à l'objet qu'à ses passions; on dirait presque passionné contre les passions, j'entends impatient surtout à l'égard de la rêverie oisive; ce trait est commun aux artistes, et les fait passer pour difficiles. Au reste tant d'œuvres essayées naïvement d'après l'idée ou image que l'on croit s'en faire, et manquées à cause de cela expliquent que l'on juge trop souvent de l'artiste puissant, qui ne parle guère, d'après l'artiste ambitieux et égaré, qui parle au contraire beaucoup. Mais si l'on revient aux principes jusqu'ici exposés, on se détournera de penser que quelque objet beau soit jamais créé hors de l'action. Ainsi la méditation de l'artiste serait plutôt observation que rêverie, et encore mieux observation de ce qu'il a fait comme source et règle de ce qu'il va faire. Bref, la loi suprême de l'invention humaine est que l'on n'invente qu'en travaillant.
ALAIN, Système des Beaux- Arts, livre I, ch. 6.
L'art repose d'abord sur une conception, une idée. Mais une idée n'est pas encore une œuvre. Et c'est une erreur que de tenir la conception de l'œuvre puis son exécution comme deux étapes séparées. Concevoir n'est pas encore créer. Méditer avant de créer sur l'œuvre que l'on va faire est une perte de temps. Il est impossible de juger du possible. On ne peut pas juger si une œuvre sera réussie, mais seulement si elle l'a été. Sinon, il suffirait, pour être un grand artiste, d'avoir de bonnes idées. "Faites donc et jugez ensuite". Mais cela pose le problème du commencement: comment commencer, comment s'arracher à la page blanche? Ce problème ne se résout qu'en commençant.
1. L'artiste au travail
Pour créer, il faut déjà avoir un objet sous les yeux. Par conséquent, il faut commencer d'agir sans perdre de temps. Il faut essayer, faire des tentatives. Alors seulement il sera possible d'en tirer des leçons. Alain insiste donc sur l'importance du faire. L'art n'est pas seulement "cosa mentale". C'est avant tout un travail manuel. L'auteur souligne le rôle du travail, que les romantiques avaient dévalorisé au profit de l'imagination. Le mythe de l'artiste génial et inspiré a parfois été entretenu par les artistes eux-mêmes[Note 1]. Mais l'étude de la genèse de leurs œuvres révèle leurs efforts. Selon une légende, Jean Renoir improvisait ses scénarios. Mais la découverte d'une demi-douzaine de synopsis de la Règle du jeu accompagnés d'une grande quantité de brouillons démasquent le mythe. Dans cette mesure, l'artiste est à rapprocher de l'artisan. Les deux mots ont une origine commune: l'art, entendu comme travail exigeant un savoir-faire. |
Alain critique l'imagination et la méditation, du moins dans la mesure où elles sont sans objet. C'est le cas lorsqu'elles précèdent la création: "toute méditation sans objet est nécessairement stérile". L'inspiration est fécondée par la perception plutôt que par l'imagination. La faculté en jeu dans la création, c'est plutôt l'observation que la "fantaisie", nom péjoratif dont on désigne l'imagination. L'imagination est vagabonde, comme la rêverie. Elle nous porte d'une image à une autre, elle divague, quand elle ne délire pas. L'imagination, sans objet, est une divagation sans contrôle et sans règles.[Note 2] L'artiste doit plutôt observer.
2. Les règles de l'artObserver soit, mais que peut-il observer, au commencement, sinon un modèle imaginaire? Le matériau, la matière première de son œuvre. La matière, pour l'artiste, est une contrainte, reconnaît Alain. Mais cette contrainte est, paradoxalement, la condition de la création, de même qu'il ne saurait y avoir de liberté sans lois. La pierre qui va être sculptée, par exemple, impose sa loi à l'artiste. Elle oppose à la volonté du sculpteur sa dureté, de sorte que l'artiste n'est pas libre de faire n'importe quoi: il doit tenir compte du volume et de la forme du bloc de pierre, aussi de sa résistance. Mais le poète, dira-t-on, ne travaille aucun matériau. Il rencontre toutefois aussi des règles et des contraintes. Par exemple les règles de la poésie, qui lui imposent la forme du sonnet, ou encore l'alternance des rimes. Baudelaire avait une préférence pour le sonnet, justement parce qu'il est contraignant et que sa forme bien réglée stimule l'inspiration.[Note 3] Le compositeur, de même, doit faire avec les lois de l'harmonie. Au commencement, donc, l'artiste ne travaille pas dans le vide, mais à partir de contraintes qui lui fournissent un cadre. On ne crée jamais à partir de rien. Une fois qu'il aura commencé, il aura en plus sous les yeux un début d'œuvre: un plan, un brouillon, une esquisse, qui est "source et règle de ce qu'il va faire". Nietzsche rapporte que les Cahiers de Beethoven révèlent le travail du compositeur: ses mélodies ont été composées non d'un coup, mais patiemment, après de multiples esquisses (Humain, trop humain, IV, 155). |
3. Un schéma dynamique
L'artiste ne part pas d'un projet, du moins pas si l'on entend par là un modèle purement idéal et imaginaire. Un modèle, c'est quelque chose que l'on reproduit. Or le projet de départ ne saurait être une image définitive de ce que sera l'œuvre achevée, de sorte qu'il suffirait, une fois l'idée en tête, de copier ce modèle mental. Le projet n'a pas la précision d'une image concrète qui présenterait, dans l'esprit de l'artiste, l'œuvre future. Il ne s'agit cependant pas non plus d'un concept abstrait. Car comment expliquer le passage de l'abstraction à la réalité de l'œuvre? C'est quelque chose d'intermédiaire entre le concept et l'image, que Bergson appelle un "schéme". Ce schème est dynamique, évolutif. Il n'est pas donné dès le départ, mais il mûrit au fur et à mesure qu'il est mis en œuvre. En effet, le projet dépend beaucoup des moyens qu'on a de le réaliser. Le projet initial ne peut jamais être réalisé tel quel, ou le travail de l'artiste n'aurait rien de créateur. L'œuvre achevée présente toujours un écart par rapport à l'idée initiale. C'est qu'il faut sans cesse tenir compte de ce que l'on a fait, et apporter en conséquence des corrections et des retouches incessantes. "Tu peins la barbe d'un personnage. Elle est rousse et cette couleur t'amène à remettre tout en place dans l'ensemble, à repeindre, par une sorte de réaction en chaîne, tout ce qui est autour" (Picasso, cité par Polzio et Valsecchi, Pour connaître Picasso). En ce sens, le modèle ne précède pas l'œuvre. On devrait plutôt dire qu'il se constitue à mesure que l'œuvre est créée. Le modèle ne préexiste pas à l'œuvre, mais il y a invention simultanée des deux: "on n'invente qu'en travaillant". C'est pourquoi l'artiste ne sait pas expliquer les moyens employés pour créer telle œuvre. Puisqu'il ignore en partie la fin qu'il poursuit, puisque l'idée de la fin ne se fait jour que peu à peu, il doit inventer les moyens de l'atteindre au fur et à mesure.
Conclusion:
On ne peut pas prétendre que l'artiste ignore absolument ce qu'il fait. Il lui faut nécessairement une idée au départ. Mais, si cette idée était un modèle définitif et figé, le travail de l'artiste ne serait pas créateur; le résultat serait prévisible par son auteur. Il part plutôt d'une idée mouvante, qui mûrit au cours de la création. En outre, il sait sans doute mieux que le profane ce qu'est l'art.
Bibliographie: E.Zola, l'œuvre H.Bergson, in l'Energie spirituelle: l'Effort intellectuel (PUF, coll. Quadrige) A.Breton, Manifeste du surréalisme (folio essais) E.Kant, Critique de la faculté de juger |
Un QCM pour tester ses connaissances en histoire de l'art
Notes:
1."Les artistes ont quelque intérêt à ce que l'on croie à leurs intuitions subites, à leurs prétendues inspirations" (Nietzsche, Humain, trop humain, IV, 155).
2.Si on ne les occupe à certains sujets, qui les bride et les contraigne, les esprits se jettent déréglés, par-ci par-là, dans le vague champ des imaginations" (Montaigne, Essais, I, 8).
3."De même que le souffle, contraint dans l'étroit canal d'une trompette, sort plus fort, de même la phrase, pressée aux pieds nombreux de la poésie, sort plus frappante" (Montaigne, Essais, I, 26).