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Philosophie: faut-il vivre sans passion(s) ?

Introduction

Le même événement apparaît comme action du point de vue de celui qui la fait et comme passion du point de vue de celui qui la subit. La passion et l'action sont réciproques, sont la même chose, mais de deux points de vue différents. Exemple: un corps (une boule de billard) en heurte un autre qui était immobile et le met en mouvement. Le premier agit et le second réagit, c'est-à-dire subit. La réaction n'est pas une action, elle n'est pas spontanée; c'est une passion, elle se caractérise par sa passivité. C'est le même événement que l'on appelle dans un cas action, et dans l'autre passion. Toute passion est l'envers d'une action. Descartes, les Passions de l'âme, § 1: ce qui arrive à un être "est généralement appelé par les philosophes une passion au regard du sujet auquel il arrive, et une action au regard de celui qui fait qu'il arrive ".

Une passion de l'âme est réaction à quelque chose d'étranger à la raison. La passion de l'âme, selon Descartes, a sa source dans le corps. La passion de l'âme, c'est l'action du corps. Par conséquent, l'âme se trouve dans un état de passivité par rapport à la passion qu'elle subit. Une telle définition est conforme à l'étymologie, qui fait de la passion un " pâtir ". En effet, le latin patior signifie subir. La passion est donc passivité pour l'âme. Le passionné se trouve sous la dépendance de l'objet de sa passion. La passion est une servitude qui, parce qu'elle grossit la valeur de son objet, conduit à l'excès, et ainsi à des comportements irrationnels. Que l'on pense par exemple au personnage de Molière, l'avare, dont la cupidité lui fait perdre tout sens de la mesure.

Si toute passion conduit nécessairement à une telle conduite, il faut donc s'efforcer de vivre sans passion, s'efforcer de vaincre ses passions, pour se conduire conformément à la sagesse. Mais toute passion n'est peut-être pas mauvaise. Bien plus, que serait une vie sans passion ? Il faut vérifier qu'elle vaudrait la peine d'être vécue avant de condamner les passions.

I. Le désordre des passions

La passion pousse à l'action. Le passionné fera tout pour atteindre l'objet de ses vœux. La passion est dynamique. C'est pourquoi elle est souvent associée, dans la littérature, au vocabulaire du mouvement. Le passionné est transporté, emporté, ravi à lui-même. On parle, dans la langue du XVII ème, des transports de l'amour, ou encore des élans du cœur. Zénon la définit comme "un ébranlement de l'âme". Mais que l'on ne s'y trompe pas: ce mouvement échappe au contrôle du passionné. Si la passion est dynamisme, le sujet, lui, semble plutôt subir les désordres qu'elle cause en son esprit. Cela semble justifier qu'on cherche à les dominer, et même à les vaincre.

Exemple: la passion du jeu, décrite par Dostoïewsky dans le Joueur, nouvelle autobiographique. L'auteur fut lui-même pris de cette passion. Il était amoureux, d'un amour très sincère, d'une jeune fille qui lui préféra un autre. Il décide de la rejoindre pour la reconquérir, la séduire à nouveau et chasser son rival. Comme il est désargenté, il se dit qu'il aura plus de chances de réussir dans son entreprise s'il a quelque argent. Il s'arrête donc en route au casino pour jouer et gagner juste assez pour séduire la belle; il est résolu à ne s'arrêter qu'un moment. Mais, devant la table de jeu, repris par sa passion, il oublie la jeune fille, le but de sa halte, et, faute de savoir résister, perd tout ce qu'il possédait.

1. La passivité

Le personnage est en proie au démon du jeu. Tout se passe comme s'il était possédé, ensorcelé, victime d'un sort. Ce qui saute aux yeux, c'est l'impossibilité, ou du moins la difficulté de se libérer de ce penchant. Le passionné se trouve dans un état de servitude, si bien que Kant compare la passion à une véritable maladie: "La passion est une gangrène pour la raison pratique" (Anthropologie, §81). Elle est un obstacle pour la raison en tant que celle-ci a pour but une action morale. Elle est comparée par Kant à une maladie - une maladie de la volonté? D'ailleurs, le mot grec qui désigne la passion (pathos) signifie aussi maladie (d'où "pathologique"). Or, la maladie, c'est ce que je subis, ce dont je ne suis pas responsable - le malade est soigné, non puni. En effet, on ne peut juger de la moralité d'une action que si elle a été accomplie librement. Si j'agis sous l'effet de la contrainte, en réalité je ne suis pas le sujet de cet acte. De même sous l'effet de la passion si elle me prive de mon libre arbitre. Je n'ai donc aucun mérite si l'action est bonne, ni responsabilité si elle est mauvaise. La passion est comme une maladie, mais d'une espèce particulière: la gangrène, une fois qu'elle s'est mise dans une blessure, s'étend à tout le membre. De même, la passion, une fois qu'on lui a cédé. Le désir de vengeance, par exemple, s'entretient lui-même: plus il est vif, plus on y pense; et plus on en retourne l'idée dans sa tête, plus il s'avive. De même la jalousie, "monstre aux yeux verts qui se nourrit de lui-même" (Shakespeare, Othello). Cette passion, une fois qu'elle s'est insinuée dans le cœur du jaloux, n'a pas besoin de faits réels pour s'alimenter, elle s'entretient elle-même. La rumination de l'offense reçue fait peu à peu du désir de vengeance une idée fixe dont le caractère obsessionnel apparente la passion à une maladie de l'âme. La passion, une fois qu'on lui a cédé, n'a plus de raison de cesser. Pour la satisfaire, il en faudra toujours plus. Le joueur pourra tout miser, jusqu'à la ruine, l'avare entasser un vrai trésor et pourtant vivre dans la misère. Quant au débauché, il lui faudra des plaisirs toujours plus nombreux, raffinés et variés pour satisfaire son appétit. On se lasse des plaisirs que l'on obtient. Cette accoutumance engendre des besoins toujours plus nombreux. La passion est donc, par essence, insatiable. Le passionné ne pourra jamais être satisfait. C'est pourquoi Platon, dans Gorgias, compare l'âme du passionné à un tonneau percé: la passion témoigne d'un désir, d'un manque qu'il est impossible de combler.

2. La passion rend aveugle

La passion, par exemple celle du jeu, est une servitude. Elle est dévorante et ruineuse parce que exclusive. L'homme en proie à la passion du jeu en vient à oublier son propre intérêt. La passion prend le pas sur toute résolution, sur l'intérêt véritable de l'individu, et même sur toute autre désir (l'amour pour la jeune fille). Tout se passe comme si deux passions ne pouvaient pas coexister. Kant définit la passion comme une tendance, une inclination (ce qui fait pencher vers...), un penchant qui empêche que la raison ne la compare avec les autres pour faire un choix. Descartes donne l'exemple de la colère. "Par exemple la colère peut quelquefois exciter en nous des désirs de vengeance si violents qu'elle nous fera imaginer plus de plaisir à châtier notre ennemi qu'à conserver notre honneur ou notre vie" (Lettre à Elisabeth, 1645). La colère peut ainsi devenir une passion lorsqu'elle s'installe dans la durée, sous forme de désir de vengeance ou de haine. Dans l'Anthropologie, Kant définit l'émotion comme violente et passagère, et la passion comme moins intense mais plus durable, si bien qu'une fois installée, elle commande notre conduite. Alors elle devient exclusive, hégémonique. Même si l'objet qu'elle fait poursuivre (argent, plaisir, gloire...) n'est pas mauvais en soi, le fait qu'il devienne mon but unique, aux dépens de tout autre, apparente la passion à l'obsession. Ainsi, le passionné perd sa lucidité, il juge mal, notamment la valeur de l'objet de sa passion. La passion grossit la valeur réelle de son objet. La passion est donc un certain type de tendance: une tendance qui implique un aveuglement. Il est bien connu que l'amour rend aveugle, notamment à tout ce qui ne concerne pas l'être aimé, ou encore à ses défauts. Lucrèce (De la nature, chant IV, p. 184) raille les illusions que les amants se font au sujet de leurs maîtresses. La passion est une sevitude et, en plus, elle fausse le jugement. Cela semble justifier la volonté de s'en défaire.

3. L'impassibilité

La passion est un mouvement qui paraît irrésistible, et qui nuit au bon sens de celui qui en est atteint. C'est pourquoi les philosophes ont souvent considéré les passions comme un mal dont il fallait se défaire. Ainsi, l'idéal de vie proposé par les stoïciens consiste à vaincre ses passions afin que la raison seule nous gouverne. Etre stoïque, c'est précisément ne pas se laisser éblouir, ne pas se laisser emporter par le flot de la passion, mais rester imperturbable, indifférent, im-passible, a-pathique. La devise stoïcienne, c'est "nihil admirari", que l'on peut traduire par ne se laisser affecter, ne se laisser atteindre par rien. Ou encore, "rien de trop": ce dernier aphorisme condamne l'excès de la passion. Les passions principales, qui troublent l'âme, sont l'espoir et la crainte. Ces deux passions opposées sont liées, de sorte que l'une conduit à l'autre, et que l'âme se trouve ballottée entre les deux. L'espoir engendre l'inquiétude. Pour éviter tout espoir inutile, pour ne rien désirer qui soit impossible à atteindre, il faut soigneusement distinguer ce qui dépend de nous de ce qui n'en dépend pas. Ce qui ne dépend pas de nous: les événements, le cours du monde, mon corps, la maladie, ses douleurs. Ce qui dépend de notre volonté: tout ce qui est de l'ordre de la subjectivité, de l'intériorité de la conscience, en particulier ma volonté et mes désirs. Il faut savoir accepter que tous nos désirs ne soient pas réalisables. Dans ce cas, rien ne sert de s'entêter, car alors on se tourmente inutilement. En revanche, j'ai barre sur mes propres désirs. Lorsqu'un désir n'est pas raisonnable, je peux donc le changer, par exemple y renoncer. Descartes se souvient des stoïciens lorsqu'il écrit: "mieux vaut changer ses désirs que le cours du monde" (Discours de la méthode). La sagesse stoïcienne consiste donc dans la modération de ses désirs, qu'il faut adapter à la réalité. Le sage ne désire que ce qu'il dépend de lui d'atteindre. Il renonce à tout désir déraisonnable et irréalisable. Ce qui dépasse le pouvoir de sa volonté, il l'accepte tel quel. "Abstiens-toi et supporte", conseille Marc Aurèle. Ainsi, le sage stoïcien sera imperturbable, parce que sans passion.

II. Contradiction entre la vie et l'impassibilité

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Cependant, n'y aurait-il pas excès à vouloir extirper toute passion de l'existence humaine? Vouloir vivre sans aucune passion, n'est-ce pas vouloir s'égaler aux dieux, manquer de modestie quant aux pouvoirs de la volonté et de l'esprit sur le corps? Faut-il, pour éviter les égarements des passions, mener nécessairement une vie d'ascète[Déf. : s'impose une discipline de vie, des privations], afin de se faire semblable à une pierre, sans désir? Une vie sans passion est inconcevable, car la passion a une fonction vitale; cet idéal ascétique, qui voudrait soumettre tout ce qui est corps à la raison ne tient pas compte de la réalité de la condition de l'homme - un homme n'est pas seulement esprit, il est aussi corps, si bien qu'un homme sans passion serait un dieu ou un saint, un surhomme.

1. Fonction vitale des passions

Vivre sans aucune passion est impossible, parce que le fait d'être vivant implique d'avoir un corps qui est nécessairement affecté par le dehors. C'est ce que montre Descartes, dans les Passions de l'âme: toute passion de l'âme a sa source dans le corps. La passion est une action du corps sur l'âme. La passion relève du corps, donc de ce qu'il y a de mécanique en nous. Par conséquent, Descartes étudie les passions moins en psychologue qu'en médecin ou en physiologiste.

Le lien entre l'âme et le corps est expliqué par le mouvement de ce que Descartes appelle les "esprits animaux" - des corpuscules en mouvement dans les nerfs conçus comme des tuyaux. Cette hypothèse peut faire sourire aujourd'hui, mais elle témoigne d'un effort de rigueur scientifique: l'effort pour expliquer le corps en termes purement physiques. Inutile de supposer d'inutiles hypothèses sur des vertus mystérieuses, là où la science du temps - la mécanique - suffit. Les esprits animaux sont mis en mouvement par les organes sensoriels qui transmettent ainsi leurs impressions au cerveau, qui commande une réaction. En cas de perception d'un danger, les esprits animaux se rendent automatiquement dans les nerfs utiles à la fuite. Ainsi s'expliquent chez l'homme les réflexes, et chez l'animal toutes ses actions. Les passions, quant à elles, s'ajoutent au réflexe en incitant l'âme à contribuer aux actions qui peuvent servir à la survie. Par exemple, en cas de danger, les esprits animaux suscitent cette passion qu'est la peur. Cette passion, ajoutée au réflexe, en renforce l'efficacité. En elles-mêmes, les passions ne sont donc pas mauvaises: elles ont pour fonction d'assurer la conservation, la survie. Elles ont pour rôle de nous informer de ce qu'un objet est utile ou nuisible, à rechercher ou à fuir. Mais elles sont imparfaites: elles s'enracinent, comme les habitudes, par la répétition; avec le temps et l'habitude, elles ancrent en nous certaines tendances. Elles ont pour fonction de fortifier en l'âme une tendance utile (par exemple fuir devant un danger); elles ont pour défaut de fortifier ces tendances plus qu'il n'est besoin (elles engendrent par exemple l'habitude de la fuite, c'est-à-dire la lâcheté).

Connaissant la façon dont une passion s'enracine, on peut la combattre pour la dominer (mais non la supprimer: on ne doit pas, puisqu'elle est vitale), par la volonté. On peut même imaginer que l'âme se détache du corps. Descartes distingue l'âme du corps. Ils sont distincts, c'est-à-dire non pas séparés, ce qui contredirait l'expérience la plus évidente, mais de nature différente. L'essence de l'âme, c'est la pensée; celle du corps, c'est l'étendue - le fait d'être dans l'espace, la spatialité. Le corps est un mécanisme. Un corps sans âme, comme l'animal, est donc comme une machine, un automate particulièrement complexe (à l'époque de Descartes, on fabrique des automates). Les mouvements du corps s'expliquent de façon mécanique, par le mouvement des parties, des pièces qui le composent, de même que le mouvement des aiguilles d'une montre s'explique par la disposition et le mouvement de ses rouages. Le cadavre, le corps mort, est comparable à une machine dont une pièce s'est rompue. L'âme n'est pas un principe vital, un corps peut vivre sans âme, comme c'est le cas de la plupart des êtres vivants. Par conséquent, il n'est pas interdit de penser que l'âme puisse subsister indépendamment du corps. Autrement dit, il est loisible d'imaginer que l'âme, après la mort, quitte le corps et lui survive. Alors, indépendante du corps, elle serait nécessairement sans passion. Une telle hypothèse consiste à postuler l'immortalité de l'âme. Cela, Descartes ne l'affirme pas, il se contente d'en démontrer la possibilité. Il est permis d'espérer que l'âme soit immortelle, puisqu'elle est distincte du corps. Dieu a pu faire que l'âme subsiste après la mort du corps. Mais puisque cela dépend de la volonté de Dieu, il est impossible de démontrer que c'est le cas. Descartes reconnaît l'impossibilité de cette démonstration dans les deuxièmes réponses aux objections, p. 277.

2. Le corps, prison de l'âme ?

L'existence terrestre ne peut être conçue sans passion, car l'âme est nécessairement liée à un corps dont elle reçoit des affections indispensables à sa survie. Il ne s'agit donc pas de se faire semblable à un cadavre.Descartes n'en demande pas tant, qui met toute la douceur de cette vie dans l'usage des passions. Mais on peut imaginer, selon Descartes, la possibilité que l'âme quitte la "prison du corps" (Platon) et vive dans l'au-delà une existence impassible qu'il faudrait préparer dès ici-bas en apprenant à mourir. Mais ce postulat repose sur une distinction de l'âme et du corps. Ce n'est pas encore dire assez, comme Descartes, que l'âme n'est pas dans le corps comme un pilote dans son navire. Non seulement âme et corps ne sont pas séparés, mais ils sont étroitement unis et même si bien enchevêtrés l'un à l'autre qu'il est parfois difficile de dire ce qui relève de l'un ou de l'autre. Le corps est, pour Descartes, semblable à une machine. Or, en l'homme, rien n'est pur mécanisme, pure nécessité. Tout, en lui, est investi par l'esprit. Ce qui semble le plus biologique relève de la culture. Ainsi, Victor de l'Aveyron, à l'adolescence, ne manifeste pas d'intérêt particulier pour les personnes de l'autre sexe. L'érotisme lui-même est un fait proprement humain. Il suppose en effet l'imagination et le fantasme, puissants aiguillons du désir. G.Bataille définit l'érotisme: "une recherche psychologique indépendante de la fin naturelle donnée dans la reproduction" (l'Erotisme). A l'inverse, l'âme, distinguée du corps par Descartes, se définit par la seule pensée, c'est-à-dire la conscience. Tout ce qui est dans l'âme, tout ce qui est d'ordre psychologique, est conscient. Or, n'y a-t-il pas des phénomènes psychologiques qui échappent à la conscience? Mettre au compte du corps tout ce qui n'est pas conscient, n'est-ce pas trop simple? Leibniz révèle des perceptions inconscientes. Si l'âme est pure conscience, comment expliquer l'effet du Prozac?

C'est pourquoi il serait impossible de se défaire de ses passions. selon Platon, il faudrait rendre son âme indépendante de son corps.L'âme doit quitter la prison du corps. Mais comment démêler ce qui est de l'âme et ce qui est du corps?

3. La passion, marque de l'humanité

Pour vivre sans passion, il faudrait vivre sans corps, ce qui est manifestement une impossibilité biologique. Mais il faudrait en outre que l'homme fasse le sacrifice de ce qui le rend humain. En effet, que doit être l'homme pour être capable de passion? Qu'est-ce que la passion révèle sur la nature de l'homme?

La passion n'est pas seulement le signe d'une certaine misère de l'homme, de sa finitude. La possibilité de la passion révèle chez l'homme des facultés qui font sa grandeur. Pour se défaire de toute passion, il faudrait renoncer à la faculté de désirer, comme à celle de prévoir, c'est-à-dire finalement à son humanité. Il est vrai que la passion témoigne d'un manque. La passion implique un désir pour un objet. Or le désir révèle une insatisfaction. Mais si la passion est manque, elle révèle en même temps chez l'homme une faculté de produire. Désirer, c'est créer des valeurs. La passion produit de la valeur: du fait que je le désire, l'objet acquiert une valeur qu'il ne possédait pas, et je le désigne aux autres comme désirable. Par moi, et par mon désir, le réel, qui en lui-même est neutre, sans signification, acquiert du sens. L'affectivité est donc créatrice de sens.

En outre, la faculté d'éprouver de la passion suppose chez l'homme la conscience d'un avenir possible, donc la capacité pour lui de n'être pas limité à ce qu'il est à l'instant, mais de se projeter vers des possibles. Pour avoir conscience de ce qui me manque, encore faut-il que j'aie conscience de moi-même, et que cette conscience implique la capacité de se détacher de soi pour se comparer à ce que l'on n'est pas mais que l'on pourrait être. Pour désirer, il faut que j'aie conscience de ce que je suis, mais aussi bien de ce que je ne suis pas encore, que je sois capable de comparer mon être réel et actuel à un moi idéal et projeté. La passion naît de l'écart entre les deux. Certes, elle signale que je suis en-deçà de ce moi idéal et plus complet, plus achevé. Mais elle révèle du même coup la faculté de me projeter au-delà de ce que je suis. Cette faculté de se détacher de soi, de dépasser ce que l'on est, cette transcendance que la passion révèle est le mouvement même de l'existence. Se passionner, c'est se projeter vers un objet dont je manque. Or c'est là ce qui fait de moi un homme au lieu d'un être inerte et incapable de dépasser son actualité. La passion, certes, est le signe d'un manque d'être, d'un malheur de la conscience. Toute conscience est tendue vers un avenir, est conscience de ce qui lui manque. L'homme est condamné à l'insatisfaction. Mais, s'il est ainsi un éternel insatisfait, c'est parce qu'il existe au lieu de vivre une vie purement biologique. Certes, il n'est pas un dieu. Mais la passion révèle sa grandeur, qui est de ne pas être fermé à tout devenir, mais au contraire ouvert au possible.

III. Plutôt mourir que ne pas vivre!

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La passion est indissociable non seulement de la vie au sens biologique du terme, mais aussi de l'existence humaine en ce qu'elle a de propre. On ne peut donc pas vivre sans passion, parce que c'est impossible. Mais, en plus, une telle existence, si elle était concevable, mériterait-elle d'être vécue? La vie, sans passion, ne serait-elle pas triste et ennuyeuse?

1. L'illusion consolante

Malheur à qui n'a plus rien à désirer! Il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère, et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En effet, l'homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même; rien n'embellit plus cet objet aux yeux du possesseur; on ne se figure point ce qu'on voit; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité, et tel est le néant des choses humaines, que hors l'Etre existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas.

Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse (VI, lettre 8)

La passion me fait désirer un objet. Or, je ne ressens de désir que si j'éprouve un manque - on ne désire pas ce que l'on possède déjà. Toute passion est donc accompagnée d'une insatisfaction. Faudrait-il donc, pour vivre heureux, n'éprouver aucune passion? A ce compte, on risque d'être heureux comme une pierre. Une telle existence est-elle enviable? Sans le désir, la vie risque d'être fade et ennuyeuse. On s'imagine que le bonheur réside dans la satisfaction du désir, mais Rousseau nous convainc qu'il s'agit d'une erreur: en réalité, le bonheur consiste dans le désir lui-même. C'est le désir qui fait tout l'intérêt de cette vie.

"Malheur à qui n'a plus rien à désirer!" Voilà qui peut sembler paradoxal si l'on s'en tient à une définition naïve du bonheur comme satisfaction de tous mes penchants. Mais cette exclamation s'éclaire si l'on comprend que le bonheur consiste plutôt dans le désir lui-même, c'est-à-dire plutôt dans la recherche du bonheur, que dans l'assouvissement. L'hébétude de celui qui est repu est plus loin du bonheur que la quête passionnée du plaisir. Il est heureux que le bonheur ne consiste pas dans la satisfaction, car celle-ci est difficile. Tous nos désirs sont loin de se réaliser. S'il fallait attendre la satisfaction de toutes nos inclinations pour être heureux, nous ne le serions jamais. Toutefois, le Créateur n'a pas si mal fait les choses. Il nous a fourni une force consolante, une faculté qui nous permet de compenser les déceptions que la réalité nous inflige. Il s'agit de l'imagination. L'imagination est une faculté puissante, capable de rendre son objet présent et sensible, d'engendrer des illusions vraisemblables, assez crédibles pour que nous puissions nous tromper nous-mêmes. Huysmans, dans A rebours, illustre ce pouvoir de l'imagination: son personnage, Des Esseintes vit dans un univers qu'il s'est lui-même créé. Son imaginaire lui fournit tout ce dont il pourrait éprouver le manque. Par exemple, s'il lui prend l'envie de voyager à Londres, il lui suffit de se rendre à Paris, de bien choisir un endroit dont l'atmosphère lui évoquera celle de la capitale britannique. Ainsi, l'ambiance d'un pub fréquenté par des Anglais pourra susciter l'illusion qu'il est bien à Londres, alors qu'il n'a pas quitté la France. "A quoi bon bouger, quand on peut voyager si magnifiquement sur une chaise? N'était-il pas à Londres?..." (ch. XI). Ce pouvoir d'évocation qui est celui de l'imagination permet de pallier nos frustrations. L'imagination a de plus le pouvoir de modifier le réel, de le plier à nos désirs, de le faire apparaître tel que nous voudrions qu'il fût.

C'est en fait l'imagination qui rend l'objet désirable. Du coup, lorsque l'objet désiré sera enfin présent, comparé au tableau que l'imagination en avait donné, il sera décevant. L'objet est embelli par la passion. Une fois qu'il est présent, il apparaît dans sa nudité, privé des charmes dont l'imaginaire l'avait paré. "On ne se figure point ce qu'on voit": on n'imagine pas ce qu'on a sous les yeux. On ne peut pas à la fois voir et imaginer. Pour imaginer, il faut s'absenter du monde, par exemple en fermant les yeux. C'est pourquoi la perception exclut l'imagination. Comme le montre Sartre dans l'Imaginaire, l'acte d'imaginer suppose une mise entre parenthèses du monde sensible. Une fois l'objet présent, donc, l'imagination cesse d'œuvrer, l'objet n'est plus idéalisé, le charme est rompu. La possession effective de l'objet réel sera donc moins satisfaisante que le rêve, car l'objet sera décevant. La jouissance sera moins plaisante que l'illusion, que le rêve, que l'attente du plaisir. C'est le thème du roman d'Alexandre Jardin, Fanfan: le personnage refuse l'idée du mariage car, à ses yeux, la possession tue le désir. Au mariage, il préfère la séduction, et décide de la faire durer perpétuellement. Par conséquent, il courtise sa bien-aimée sans jamais consommer son désir. "Je préférais de loin la fleur au fruit".

La fin du texte de Rousseau est pessimiste: le monde réel est dévalorisé au profit de celui de l'illusion engendrée par la passion. Les choses humaines, selon l'auteur, ne sont rien, elles ne sont que vanité, elles ne sont que du vent (cf. l'Ecclésiaste: "Tout est vanité"). Seul l'imaginaire est beau, car il est embelli par l'imagination, tandis que le réel est toujours décevant, parce que comparé à l'image que l'on s'en était fait, il est inférieur. Sartre reprendra ce thème dans l'Imaginaire: "Seul l'irréel est beau". Rien de ce qui est réel n'est beau, si ce n'est, selon l'auteur, l'Etre existant par lui-même, c'est-à-dire Dieu. Il existe par soi. En effet, il est par définition parfait. Or, rien ne peut être plus parfait que la cause qui l'a créé. Par conséquent, il faut que Dieu soit sans cause. De plus, si son existence avait une cause, il faudrait concevoir Dieu comme dépendant de quelque chose, ce qui le priverait de liberté. Dieu est donc causa sui. Excepté Dieu, la réalité est moins belle que l'imaginaire.

2. Se passionner pour la passion

Rousseau revalorise le désir et la passion, qui sont les seules sources possibles de bonheur en ce monde. Mais il le fait aux dépens de la réalité, au prix d'une affirmation pessimiste sur le monde sensible. En réalité, si c'est la passion seule qui est capable de nous rendre heureux, cela ne tient pas à une imperfection de la réalité, mais plutôt à la nature du désir et du plaisir. En effet, le plaisir est toujours décevant car il est éphémère, tandis que le désir présente cette supériorité qu'il dure. Il nous tient en haleine. L'instant de plaisir que l'on a tant attendu est forcément décevant, mais pas forcément parce que l'on a idéalisé l'objet. Même si l'objet désiré tient sa promesse en nous donnant le plaisir attendu, le plaisir est bref. Une fois passé, on n'aura plus que le regret.
"Ma songerie aimant à me martyriser
S'enivrait savamment du parfum de tristesse
Que même sans regret et sans déboire laisse
La cueillaison d'un Rêve au cœur qui l'a cueilli"
(Mallarmé, Apparition).
"Même sans regret et sans déboire": même si le rêve a tenu ses promesses, même s'il s'est réalisé tel qu'on l'espérait. Ainsi, dit-on, le plus beau jour de la fête, c'est la veille: le plaisir véritable est dans l'attente, dans le désir, non dans sa trop brève satisfaction. La satisfaction fait cesser le désir mais n'engendre pas le bonheur car elle laisse place aussitôt à la nostalgie et à l'ennui. Le sens du désir est en réalité la volonté de fuir l'ennui. Le désir est une fuite en avant. Il est illimité, si bien qu'il se présente comme un cycle sans fin et que l'âme du passionné est comme un vase percé. Le désir se reproduit lui-même. La satisfaction laisse place à un désir nouveau. Si le désir visait sa satisfaction, ce serait incompréhensible. C'est donc qu'il vise autre chose que la possession. Le désir est fuite de l'ennui. Voilà qui explique, comme le dit Pascal, que nous préférions "la chasse à la prise": si le passionné de chasse occupe son temps à cette activité, ce n'est pas seulement dans le but de tuer du gibier, mais surtout de le chercher. La chasse perd tout intérêt si elle est trop facile. Le mal principal dont souffre l'homme, c'est l'ennui. "Tout le malheur de l'homme, dit Pascal, vient de ce qu'il est incapable de rester seul une heure en une chambre". Ce que nous craignons dans l'ennui, c'est que nous le remplissons par la rêverie et la méditation, qui nous ramènent nécessairement à des idées tristes. Toute réflexion nous ramène inévitablement à l'idée de la brièveté de la vie et à la pensée de la mort. Nous fuyons donc dans le désir, qui nous occupe. Il nous fournit des soucis, mais c'est toujours plus supportable que l'ennui. Tout désir, en un sens, est désir du désir: peu importe l'objet; ce qui compte, c'est le désir lui-même.

Conclusion

La passion implique une dangereuse démesure. Elle est la source de nos vices. Mais, une vie sans passions, ce ne serait pas une vie! La passion nous donne une raison de vivre. Cette tâche, ce n'est sûrement pas la raison seule qui la remplirait. La connaissance et la lucidité ont plutôt pour effet de compromettre la possibilité du bonheur.