Introduction
L'activité de l'artiste est aujourd'hui plus valorisée que celle de l'artisan, à plus forte raison que celle de l'ouvrier. L'artiste célèbre est volontiers qualifié de génie, tandis que l'on attribuera plus rarement ce terme à l'artisan ou à l'ouvrier, aussi talentueux soient-ils. Cette valorisation est visible dans le succès des expositions et musées, le prix des œuvres, mais aussi dans le désir des artisans et ouvriers de s'approprier le mot "artiste" (un coiffeur à Clermont se proclame "artiste capillaire"). Il faut avouer qu'il n'est pas toujours commode de distinguer l'œuvre d'art de l'objet fabriqué. On dira que l'œuvre d'art est unique. Pourtant, gravures et photographies sont reproductibles. Que l'art est beau; mais l'objet industriel n'est pas toujours laid (design). Quant à l'œuvre d'art, elle demande certainement des qualités techniques, c'est-à-dire de l'habileté et du savoir-faire. Par conséquent, la distinction, et même la hiérarchie établie entre l'artiste, l'artisan, et l'ouvrier serait-elle artificielle? Certains se présentent comme des "artisans d'art". Cela suggère une continuité. Cette hiérarchie, établie au profit de l'art, ne serait-elle qu'un phénomène propre à notre époque? Si au contraire l'art présente une spécificité, il faut découvrir laquelle.
I. L'art comme savoir-faire
L'opposition, et même la hiérarchie, entre art et technique, est récente. Pendant longtemps, le même mot "ars" a désigné à la fois les deux domaines. Le mot latin ars est synonyme du grec technè. Ce que l'on appelle aujourd'hui l'art (parfois l'Art) correspond à ce que l'on appelait autrefois les beaux arts. Mais les arts, c'était aussi tous les métiers techniques. On trouve la trace de cet usage dans le nom de l'Ecole ou du Conservatoire des Arts et Métiers. On emploie encore les expressions : "l'art du forgeron, du cordonnier...", ou bienv l'on dira qu'il faut faire appel à l'"homme de l'art". La ressemblance évidente des mots "artiste" et "artisan" indique qu'ils ont une origine commune. Que peut-il y avoir de commun entre une toile de maître et un produit de l'industrie? Les beaux arts aussi bien que les arts et métiers demandent de la technique. Dans tout art, de la technique est mise en œuvre.
1. Art et nature: l'artifice.
Le produit de l'art est artificiel, il n'est pas produit par la nature, mais par l'homme. "L'art, c'est l'homme ajouté à la nature" (F. Bacon). Le produit du travail humain est un artifice. Quelle différence entre le produit de la nature et le produit de l'art?
Parfois la nature produit des effets semblables à ceux de l'artiste, et l'homme imite la nature. Un morceau de bois demeuré dans l'eau pourra sembler sculpté; les racines de la mandragore semblent représenter un personnage. Mais c'est leur origine qui les distingue. Ils ne procèdent pas des mêmes causes. L'art résulte d'une activité qui répond à une cause finale. L'objet est fabriqué d'après l'idée d'une fin. C'est-à-dire que la cause de l'objet, c'est l'idée, le but qu'a eu le travailleur. Il est vrai que le produit naturel est parfois semblable à celle du travail humain. Parfois même il est supérieur en qualité. Pascal, Kant puis Marx se sont émerveillés devant la parfaite régularité des alvéoles de cire faits par les abeilles. Ce sont des hexagones réguliers. De même on peut admirer le fil de l'araignée, si fin et pourtant si solide. Mais le résultat du travail humain seul mérite le nom d'artifice, car lui seul découle de la représentation préalable d'une fin. On ne peut guère expliquer l'action de l'abeille en lui attribuant une visée intentionnelle. En effet, si l'alvéole est percé, elle continue tout de même à le remplir sans fin. L'alvéole est un produit de la nature, non de l'art. L'abeille obéit à des lois inscrites dans son patrimoine génétique. La nature obéit à des lois rigoureuses et au hasard. Elle n'agit pas selon un projet. De la même manière, un dessin scientifique (courbe) peut avoir une beauté, mais elle est fortuite, donc pas artistique.
On pourra donc définir premièrement l'art, dans tous les sens de ce terme, comme la réalisation d'un projet. En ce sens, le mot art convient aussi bien à un tournevis qu'à une symphonie, puisqu'ils sont tous deux la mise en œuvre d'une idée.
2. Le savoir-faire
L'œuvre d'art et l'objet technique possèdent encore un caractère commun: l'art exige du savoir-faire, c'est-à-dire précisément de la technique. Cela tend à justifier l'idée qu'il n'y a pas lieu d'opposer les deux domaines.
La technique, c'est-à-dire le savoir-faire, est un savoir d'ordre pratique, qui ne relève pas de la connaissance. C'est un savoir qui est dans les mains, non un savoir théorique. Est technique ce que l'on ne peut réussir qu'après un apprentissage - un apprentissage non théorique, mais qui consiste en un exercice, c'est-à-dire un entraînement, la répétition des mêmes gestes afin qu'ils deviennent des habitudes ou des automatismes. Par exemple, on n'apprend pas à nager dans les livres; il faut bien à un moment se confronter à l'élément liquide. On ne peut pas prétendre que l'on sait nager tant que l'on ne s'est pas jeté à l'eau. La dissertation philosophique exige une technique, c'est pourquoi il faut s'y exercer. Certains gestes sportifs, qui ne sont pas naturels, sont des gestes techniques. Au contraire, ce qui peut être réussi du premier coup par le premier venu n'exige pas de savoir-faire. Si la réussite d'une action ne demande aucune habileté acquise, mais seulement la connaissance d'une astuce, cette action n'a donc rien de technique. Kant, dans sa Critique du jugement, §43, distingue l'art de la science. Pour cela, il prend l'exemple d'un tour de passe-passe, que pourrait réaliser un prestidigitateur. Si ce tour peut être réalisé par n'importe qui, à la seule condition de connaître le "truc", alors ce n'est pas de l'art, mais de la science - au sens de connaissance: il suffit de savoir. En revanche, s'il faut acquérir une habileté particulière pour réaliser ce tour, on pourra dire que "c'est tout un art".
C'est en ce sens que l'on parle de l'art du cordonnier ou du forgeron. On ne veut pas dire par là qu'ils sont forcément des artistes, mais plutôt que leur travail exige un savoir-faire, une formation. Dans ce cas, les mots art et technique sont rigoureusement synonymes.
3. La technique dans l'art
Or il est indéniable que l'artiste a besoin d'une technique. Il y a de la technique dans l'art. On n'a pas à opposer l'artiste à l'artisan. L'artiste est un artisan: il est confronté lui aussi à une matière, comme la pierre pour le sculpteur, qui ne se laisse pas façonner sans résistance, que l'on ne peut conformer à un projet que grâce à de la technique. C'est pourquoi l'artiste doit se livrer à un travail technique. On peut même dire que le travail de l'artiste comporte une part purement technique, peut-être la plus rébarbative, et qui rebute le débutant. En effet, le musicien doit développer l'agilité de ses doigts, apprendre à enchaîner rapidement des mouvements qui ne sont pas naturels, même développer certains muscles. Pour cela, il doit s'exercer, c'est-à-dire répéter inlassablement les mêmes exercices - rejouer ses gammes, par exemple. De même, le chanteur doit travailler sa voix et son souffle.
Il est vrai que la technique ne doit pas se voir. Dans l'œuvre réussie, elle est masquée. L'édifice terminé, l'échafaudage ne doit plus se voir. On pourrait ainsi croire naïvement que l'art exclut la technique. Mais pour arriver à ce résultat que la technique soit invisible, il faut justement une technique parfaite. Dans la danse, on peut penser que la grâce et la technique s'opposent et s'excluent. La danseuse qui semble forcer, qui semble accomplir ses mouvements avec peine, paraîtra manquer de légèreté. Mais c'est seulement grâce à un patient travail technique qu'elle peut arriver à donner l'impression de la facilité. C'est à ce trait que l'on juge l'artiste accompli: il donne le sentiment de créer avec facilité et sans effort. Mais les gestes ne donnent cette impression que lorsqu'ils sont devenus automatiques. Le musicien débutant peine sur son instrument, tandis que les doigts du virtuose glissent et volent sur le manche de sa guitare. Une technique bien maîtrisée donne une impression de naturel, mais c'est trompeur, car les gestes accomplis n'ont rien de naturel.
Il y a bien une part technique dans le travail de l'artiste. Les progrès des techniques ont parfois même permis les progrès de l'art. Des techniques nouvelles engendrent des arts nouveaux (le cinéma). De nouveaux moyens techniques peuvent donner lieu au renouvellement d'un art. L'invention du dessin en perspective, à la Renaissance, en Italie, permet un progrès dans le réalisme. De même, le cinéma parlant, la télévision en couleur sont tout de même plus proches de la réalité.
Nous pouvons déduire cette définition: l'art, en général, peut être entendu comme réalisation d'un projet conscient grâce à un savoir-faire. Cependant, le besoin s'est fait sentir de réserver le mot art à l'activité artistique. En effet, peut-on réduire l'art à une technique? Les qualités d'une œuvre d'art se réduisent-elles à des qualités techniques? Quand on juge une œuvre d'art, on attend d'elle des qualités esthétiques, qui lui sont propres.
II. L'œuvre d'art, création du génie
On appelle esthétique, bien souvent, ce qui est beau. La valeur essentielle d'une œuvre d'art, celle qui permet de juger si l'œuvre est réussie, serait-elle donc la beauté?
1. La beauté?
En effet, l'art classique se soucie de beauté. Et le public rejette l'art contemporain parce que les œuvres ne sont pas belles. Si le but de l'artiste est de faire quelque chose de beau, on peut alors imaginer des techniques pour produire la beauté. Une technique est un ensemble de règles. Elles peuvent être appliquées de façon mécanique, puisqu'elles procèdent d'une habitude acquise par l'exercice. L'art est-il un ensemble de règles ou de procédés visant à produire un objet beau? C'est ce que suggère la théorie des proportions . D'après ses défenseurs (antiquité et XVIIème), la beauté consiste dans l'harmonie des proportions. Pour produire une œuvre belle, il faut donc appliquer des règles qui reposent sur la mesure et le calcul. C'est ainsi que plusieurs sculpteurs, dans l'antiquité, ont défini les mesures (le "canon") qui leur paraissaient idéales pour la représentation du corps humain. Il est vrai que l'on juge belle une silhouette bien proportionnée.
Cette théorie soulève cependant plusieurs questions. Tout d'abord, on peut se demander s'il y a vraiment des techniques qui suffisent à coup sûr pour faire une œuvre belle. L'usage de canons rigides risque de donner des personnages assez raides et figés. Que l'on regarde par exemple la statuaire égyptienne: les sculpteurs égyptiens prenaient modèle sur des mesures très strictes. La raideur de leurs statues convient assez bien pour représenter des dieux sévères, mais assez mal pour susciter le mouvement de la vie. De plus, la production d'œuvres fondées sur le même canon conduit à une certaine uniformité. Or, la beauté est liée plutôt à la diversité. Le beau est le contraire du banal et du vulgaire. Il est ce qui sort de l'ordinaire. "Le beau est toujours bizarre", dit Baudelaire. L'art ne semble donc pas pouvoir se réduire à une technique du beau. Le résultat risque d'être peu vivant, trop technicien.
En outre, et plus radicalement, on peut se demander si l'œuvre d'art se doit effectivement d'être belle. Est-ce bien à sa beauté que l'on doit juger l'œuvre d'art? Des artistes ont contesté ce principe en représentant la laideur et la difformité. Par exemple Goya dans sa série de gravures sur les Horreurs de la guerre, ou Ribera avec le Pied-bot. Beaucoup d'artistes contemporains ne se soucient guère de beauté, et c'est pourquoi on ne peut pas leur reprocher d'avoir manqué un but qu'ils ne visaient pas. En effet, après tout, qu'est-ce que la beauté? Une notion aussi relative peut-elle servir d'étalon pour juger les œuvres? Ce déclin de l'idéal de la beauté en art a été annoncé par A. Rimbaud:
J'ai assis la Beauté sur mes genoux.
Je l'ai trouvée amère.
Et je l'ai injuriée (Une saison en Enfer)
2. La ressemblance?
Qu'attend-on alors de l'œuvre d'art, si ce n'est pas qu'elle soit belle? A observer l'histoire de l'art, du moins jusqu'au XIX ème siècle, on dirait que les artistes ont aspiré à imiter au plus près la réalité. Le critère du jugement serait donc le réalisme. C'est en effet l'un des critères de la période classique énoncé par Boileau, et commun à la peinture et à la littérature: la vraisemblance. Le réalisme est le nom d'une école de peinture dirigée par G. Courbet. Des cinéastes aussi se sont réclamé du réalisme, comme le russe Verkov. Il faut croire que le réalisme a une valeur. Or, atteindre une parfaite ressemblance de l'œuvre avec le modèle suppose une excellente technique. Pour le peintre, par exemple, une grande habileté. Le progrès des moyens techniques a permis un progrès dans l'accord des œuvres avec la réalité. Par exemple l'invention du dessin en perspective par les peintres italiens du XV ème constitue un progrès incontestable dans le réalisme par rapport aux peintures du moyen âge, qui réduisaient le réel à deux dimensions. Le cinéma parlant, la couleur, les effets spéciaux sont autant de progrès vers un plus grand réalisme. L'art ne serait-il qu'une technique d'imitation? Le meilleur peintre serait-il le plus habile, ou le plus expert ès nouvelles technologies?
Dans l'Antiquité circulait une anecdote (légende ou réalité, peu importe) au sujet du peintre grec Zeuxis. Il avait peint un jeune homme tenant une grappe de raisins à la main. Les fruits étaient si ressemblants, dit-on, que des oiseaux s'y sont trompés et ont essayé de les picorer . Le plus édifiant, c'est que Zeuxis, mécontent, aurait alors effacé de son tableau la partie que l'on pouvait croire la plus réussie, à savoir le raisin. Pourquoi donc? C'est que l'habileté de Zeuxis fait de lui un excellent technicien, mais pas un artiste. Le virtuose n'est pas forcément un grand artiste - la musique n'est pas une course de vitesse.
On peut douter sérieusement que l'art ait pour seule fonction de reproduire la réalité. Car, alors, la critique adressée par Blaise Pascal aux artistes serait pleinement justifiée: "Quelle vanité que la peinture qui attire l'attention par la ressemblance des choses, dont on n'admire point les originaux!" (B. Pascal, Pensées, Br. 134). Si la fonction de la peinture s'arrête là, en effet, on en voit mal l'intérêt. Pourquoi re-produire ce qui existe déjà? Pourquoi dupliquer la réalité? A une époque où la photographie n'existait pas, le portraitiste avait, il est vrai, pour rôle de conserver une trace du présent. Mais le portrait a toujours été considéré comme un genre mineur. Et une œuvre d'art n'est pas un document. Un documentaire n'est pas une œuvre d'art. En plus, que fait-on alors de la peinture dite abstraite, en tout cas non figurative? De quel droit considérer qu'elle n'est pas de l'art? En outre, le double sera sans doute inférieur au modèle: une copie n'est toujours qu'un reflet imparfait de l'original, comme on le voit bien lorsque l'on fait plusieurs fois des copies de copies. Enfin, être parfaitement réaliste suppose que l'on reproduit le réel tel qu'il est, sans l'interpréter ni le déformer. Cela est-il possible. Le cinéaste Verkov prétendait réaliser des films parfaitement réalistes: il posait sa caméra et la laissait tourner, en cherchant à intervenir le moins possible. Il laissait faire "l'œil objectif de la caméra". N'est-ce pas une illusion? Car on choisit au moins le lieu, le sujet, le matériel, dont les spécialistes savent bien qu'il ne donnera pas le même résultat. Un film Kodak ou Fuji ne restitue pas les couleurs de la même manière. Copier la réalité semble à la fois inutile et impossible. D'ailleurs, Courbet ne prétendait être plus réaliste que les autres que dans la mesure où il a osé, l'un des premiers, représenter des scènes populaires et de la vie quotidienne plutôt que des grands hommes et des scènes historiques. Son réalisme consiste surtout dans le choix de ses sujets.
Si l'art pouvait être défini comme une technique de reproduction de la réalité, on devrait pouvoir observer un progrès de l'art, qui suivrait le progrès technique. Il y a en effet un progrès technique, cela est incontestable. Mais l'idée d'un progrès de l'art est plus discutable. En effet, on ne peut pas dire qu'une œuvre qui a bénéficié de moyens techniques nouveaux est forcément supérieure à celles qui l'ont précédé. Sinon, la querelle des anciens et des modernes serait facile à trancher. Un dessin en perspective n'est pas forcément meilleur qu'un dessin à plat. Une peinture en deux dimensions, comme celle du moyen âge, peut avoir une valeur symbolique et expressive. Les peintres dits primitifs (du moyen âge) se servaient des dimensions de leurs personnages, non pour indiquer leur position relative dans l'espace (le plus grand, en perspective, est plus proche) mais plutôt leur importance, notamment sociale. Un luxe d'effets spéciaux ne fait pas non plus forcément un bon film, et un film muet en noir et blanc peut être un chef-d'œuvre. D'autant que les effets spéciaux ne sont pas toujours au service du réalisme, mais plutôt de l'émotion: les batailles spatiales avec grands fracas d'explosions et de rayons lasers ne riment à rien - dans l'espace, les sons ne se propagent pas, et un laser n'est visible que pour celui qui est juste en face. Tandis que le noir et blanc peut être un choix, par rapport au sujet ou à l'atmosphère que l'on cherche à évoquer. Des moyens techniques supérieurs ne garantissent pas la valeur artistique d'une œuvre. La technique progresse, mais il semble difficile d'établir un palmarès des peintres. "En science, des choses ont été des chefs-d'œuvre", dit Victor Hugo. C'est le "ont été" qui compte dans sa phrase: l'invention technique géniale finit un jour par être complètement dépassée et elle tombe dans l'oubli. On se souvient de Blaise Pascal comme écrivain, comme auteur des Pensées. Mais sa machine à calculer, tout juste capable d'effectuer addition et soustraction, est dépassée. En revanche, cela n'aurait guère de sens de dire d'une œuvre ou d'un courant artistique qu'ils sont dépassés: ce n'est pas parce qu'il y a eu Baudelaire que François Villon ne vaut plus rien. "Un savant fait oublier un savant; un poète ne fait pas oublier un poète" (Hugo, William Shakespeare). C'est qu'il y a un progrès des sciences. Mais en art? La notion d'avant-garde a pu laisser penser que certains artistes étaient "en avance" par rapport à d'autres. Mais cette notion, qui a quasiment disparu en même temps que le mur de Berlin, était surtout une notion politique. Elle résultait d'une confusion entre art et politique, où l'art devait servir certaines opinions politiques. Or, on peut concevoir un progrès en politique (de la tyrannie à la démocratie, par exemple), mais moins en art. Les peintures des grottes de Lascaux ne sont pas moins des œuvres d'art que l'œuvre la plus contemporaine.
Si l'essence de l'art n'est ni d'être une pure technique, ni la reproduction de la réalité, en quoi consiste-t-elle donc? Ne serait-ce pas justement ce en quoi elle s'écarte de la réalité qui fait la valeur de l'œuvre? Si l'œuvre présente un intérêt, c'est justement parce qu'elle ne reproduit pas la réalité de façon exacte, mais y ajoute quelque chose de nouveau. Ce qui fait la valeur de l'art, c'est qu'il comporte une nouveauté, de l'invention, de la création.
3. Le génie
L'essence de l'œuvre, c'est d'être une création. La création, c'est la production d'une nouveauté imprévisible. Elle n'est pas la reproduction d'un modèle, mais la production de quelque chose d'inédit. C'est pourquoi le copiste, même de grand talent, ne pourra pas être tenu pour un génie, et pas même pour un artiste véritable. L'œuvre est imprévisible, elle n'est pas le résultat du passé, mais son apparition constitue une rupture avec le passé. C'est pourquoi l'on qualifie de génies les artistes qui ont rompu avec la tradition, ceux qui ont rompu avec les règles héritées du passé. Comme Apollinaire, qui s'affranchit des règles de la ponctuation en poésie, ou Verlaine, qui écrit des vers impairs, ou Picasso qui se libère de la représentation classique de l'espace. L'artiste véritable est celui qui rompt avec les règles, tandis que la technique consiste à suivre des règles. Les règles, au contraire, risqueraient de brider la liberté créatrice de l'artiste. Bergson propose une comparaison qui éclaire la distinction entre la fabrication et la création, ou entre l'art et la technique: l'assemblage des pièces d'un puzzle est un travail de recombinaison. Il n'est pas créatif, puisqu'il consiste à reproduire une image déjà existante. Si le joueur procède avec attention, il obtiendra un résultat identique au modèle (l'image sur la boîte). L'artiste, en revanche, ne procède pas en assemblant des pièces éparses. Son œuvre ne préexiste pas à sa création, il ne lui suffit pas de la recomposer. Il n'y a pas de modèle, l'artiste crée le modèle en même temps que l'œuvre. On ne peut pas davantage prévoir ce que sera l'œuvre à partir de la biographie de son auteur. Bien sûr, après coup, on peut interpréter l'œuvre à la lumière de la vie de l'artiste. Mais il s'agit bien d'une interprétation, c'est-à-dire que plusieurs possibles pouvaient se réaliser. On peut interpréter l'œuvre de Flaubert à partir du vécu de son auteur - il disposait d'une formidable énergie qu'il a dépensée dans l'écriture; mais il aurait pu investir cette énergie dans une tout autre activité. On ne peut pas expliquer l'œuvre à partir de la vie de l'artiste; sinon, on pourrait prévoir son œuvre, qui le surprend souvent lui-même; ce serait supposer que l'œuvre a été déterminée de façon nécessaire par une cause unique et qu'il suffirait de remonter la chaîne des causes pour expliquer l'œuvre; ce serait nier la liberté de l'homme.
L'art exige l'imagination et la créativité, alors que la technique est routine et répétition. Le mécanicien peut décrire les étapes à suivre pour démonter un moteur. Le mathématicien peut donner la suite des opérations à effectuer pour parvenir au même résultat que lui. Il peut même les écrire sous la forme d'un algorithme qui pourra être exécuté par une machine. Mais l'artiste ne peut pas donner de règles pour créer la même œuvre. Il n'y a pas de règles pour inventer, ni pour avoir des idées. Il n'y a pas de recettes. Une technique est un comportement précis à reproduire dans une situation donnée; l'art est invention. Le technicien peut avoir du talent; le génie est le propre de l'artiste. "Le génie est un talent qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée" (Kant, Critique du jugement, § 46).
Pourquoi l'artiste crée-t-il? En fait, il ne crée pas par goût de la beauté, ni pour reproduire un modèle, ni pour s'exprimer, ni pour transmettre un message. Il crée. Cette fin se suffit à elle-même, le reste n'est qu'un prétexte. Et c'est pourquoi il ne saurait y avoir de progrès en art: dès lors qu'une œuvre est réellement une création, c'est-à-dire qu'elle ne doit rien à ce qui l'a précédée, toute la perfection dont l'art est capable a été atteinte. L'artiste a pour seule fin de créer. L'œuvre est une fin en soi. Elle ne satisfait aucun besoin autre que celui de créer. Elle n'est donc pas utile, pas faite pour servir, tandis que l'objet technique se définit par son usage. L'œuvre est désintéressée. L'artiste qui produit une œuvre alimentaire est en général assez mal vu du public. Et l'artiste au service d'une idéologie (art officiel) survit rarement à la défaite de ses mécènes (art stalinien ou nazi).
III. "On n'invente qu'en travaillant" (Alain)
Cette conception de l'art, qui fait de l'œuvre une création géniale, fut exprimée surtout par les romantiques. Le romantisme fut une réaction contre l'art classique, jugé trop académique, corseté par des règles anciennes, trop conventionnelles et pas assez renouvelées. On peut soupçonner que cette conception de l'art, puisqu'elle est datée, n'ait fait la part trop belle à certains aspects de l'activité artistique. Elle privilégie notamment la notion d'inspiration par rapport à celle de travail. Elle présente le génie comme celui qui a un don et crée avec facilité. Le génie est inexplicable; il a des idées qui lui viennent d'il ne sait où, sans effort. Cette théorie, très valorisante pour l'artiste, en est rendue suspecte.
1. L'artiste au travail
Nietzsche, qui se désigne lui-même comme le philosophe du soupçon, souligne ce que la théorie romantique a de suspect:"Les artistes ont quelque intérêt à ce que l'on croie à leurs intentions subites, à leurs prétendues inspirations". En bon enquêteur, Nietzsche se demande: à qui profite le crime? Derrière cette théorie, n'y aurait-il pas un mobile? Or, l'amour-propre pourrait bien expliquer à lui seul l'origine de cette théorie. En effet, elle a surtout l'avantage, pour les artistes eux-mêmes, de les valoriser en les présentant comme des hommes hors du commun, doués d'une faculté exceptionnelle. Mais à côté de cela, elle n'a guère de pouvoir explicatif. En effet, elle présente la création et le génie comme inexplicables. Le génie, c'est la faculté de créer; quand l'artiste est génial, les idées lui viennent d'on ne sait où. Pourtant, l'idée d'une création ex nihilo (à partir de rien) semble inconcevable: rien ne naît de rien. Ex nihilo, nihil, disait-on en latin: rien ne peut surgir du néant. Il n'y a pas d'effet sans cause.
Le mythe du génie qui crée avec facilité est valorisant, mais il résiste mal à l'examen des méthodes de travail des artistes. Par exemple, le cinéaste Jean Renoir avait laissait courir le bruit - ce qui corrobore le soupçon de Nietzsche - selon lequel il improvisait ses scénarios. Mais à sa mort, on a découvert quantité de brouillons qui prouvent qu'il travaillait ses films. D'autres artistes sont peut-être plus honnêtes et témoignent des efforts que leur coûte la création. Zola compare l'écriture aux douleurs de l'accouchement: "L'enfantement d'un livre est pour moi une abominable torture" (Lettre de 1892). A noter que le mot "travail", en ancien français, est synonyme de torture et de souffrance; on parle encore, justement, de travail, à propos de l'accouchement. Plusieurs autres écrivains, que l'on tient volontiers pour des génies, étaient connus pour être des bourreaux de travail. Victor Hugo, rapporte Paul Valéry, travaillait tous les jours de cinq heurs du matin jusqu'à midi. Quant à Picasso, il travaillait jusqu'à quatorze heures par jour. Les Demoiselles d'Avignon, qui ont révolutionné la peinture et marqué le début du cubisme, lui ont coûté deux mois de travail sur de nombreuses esquisses. On est loin de l'improvisation.
2. Les règles de l'art
L'œ ne naît pas de rien. L'artiste n'est pas non plus forcément un révolutionnaire et un briseur de règles. On conçoit en général les règles comme l'antithèse de la liberté. Pourtant, elles sont essentielles à la liberté. Même dans le jeu, il y a des règles. Dans une société sans règle, le plus fort impose sa tyrannie. De même en art, les règles ne sont pas une entrave à la liberté de créer, mais plutôt un sol sur lequel prendre appui, et même la condition de la création. Le sujet le plus difficile, c'est le sujet libre. Alors, on est embarrassé et l'on ne sait que choisir; il faut inventer non seulement l'œuvre, mais aussi le sujet lui-même. Les règles fournissent un stimulant pour l'imagination. Car l'inspiration, abandonnée à elle-même, a tendance à s'égarer, à "faire le cheval échappé", dit Montaigne, comme dans la rêverie, où l'on passe d'une idée à une autre, par association, sans en avoir conscience, pour ne plus savoir finalement à quoi l'on pensait au début. L'imagination sans règle divague. Elle est libre, mais finalement peu productive. C'est pourquoi un auteur comme Baudelaire, paradoxalement, avait une préférence pour le sonnet, malgré sa forme très contraignante. "De même que le souffle, contraint dans l'étroit canal d'une trompette, sort plus fort, de même la phrase, foulée aux pieds nombreux de la poésie, sort plus frappante" (Montaigne, Essais, I, 26). La création ne naît pas de rien. Elle ne s'oppose pas non plus à la technique. C'est plutôt à partir du travail technique que peut surgir une nouveauté. L'artiste n'est pas entièrement libre. Il ne fait pas tout ce qu'il veut. Le matériau lui résiste, et des règles lui sont imposées. Mais l'art consiste justement à inventer des solutions pour contourner ces difficultés.
3. L'invention technique et la découverte scientifique
Finalement, la différence entre l'art et la technique est assez mince. Car la création poétique ne s'oppose pas à l'observance de règles strictes. Et la technique aussi est un domaine où l'inventivité et la création s'expriment. Il est vrai que le travail technique purement répétitif, celui de l'exécutant, est à l'opposé de la démarche de l'artiste. L'ouvrier qui reproduit un modèle à partir d'un plan, en répétant des gestes étudiés, peut être opposé à l'artiste. Mais quant au modèle de l'objet technique, il a bien fallu que quelqu'un l'invente. Et l'invention technique, comme la découverte scientifique, ne demande pas moins d'inventivité que l'art. Exécuter pas à pas une procédure définie par un algorithme n'a rien de créateur. Mais avoir l'idée d'un objet auquel personne n'avait pensé auparavant suppose que l'on s'arrache au déjà connu, et que l'on fasse un saut vers le nouveau, qui ne peut être accompli que grâce à l'imagination. Appliquer un théorème, cela n'est que pure technique. Mais expliquer comment ce théorème est venu à l'esprit du savant qui l'a découvert pose autant de difficultés que d'expliquer une œuvre d'art. Tant et si bien que Kekulé raconte avoir découvert la structure de la molécule de benzène en rêve, dans un demi-sommeil. Cette explication n'est pas satisfaisante, car elle passe sous silence la part du travail - Kekulé, avant cette découverte, avait longtemps cherché, il avait mûri le problème, de sorte que l'intuition n'a été que l'aboutissement d'une patiente réflexion. Mais l'anecdote montre que l'imagination a sa part aussi dans la recherche scientifique. Le savant, celui qui a découvert quelque chose de neuf, et le technicien, lorsqu'il invente un objet qui ne s'était jamais vu, peuvent à juste titre être qualifiés de génies eux aussi. Mais le génie, comme le hasard, "ne favorise que les esprits préparés" (Louis Pasteur).
Conclusion
Il n'y a pas de raison d'opposer l'artiste et le technicien, à condition que le technicien ne soit pas un simple exécutant. L'invention technique requiert elle aussi de l'imagination, elle est aussi une création. Il n'est même pas facile de distinguer l'art de la technique. D'autant que l'objet technique peut être beau, et l'art laid; et que des artistes contemporains confient la production de leur œuvre à l'industrie. Cependant, on pourra distinguer l'art en ceci qu'il a pour fin la création elle-même, sans avoir en vue un autre but, tel que l'utilité. L'artiste crée pour créer.