Définitions
Il est utile de définir les deux notions principales de ce cours :
- La matière a deux sens communs : le premier est un concept construit à partir d'une expérience ancestrale : l'artisanat. La matière c'est ce que la main travaille, pour faire des objets. Étymologiquement, matière vient du latin madera (bois), en sanskrit matram dont la racine ma signifie la main. C'est une définition subjective de la matière : ce qui peut être touché, transformé, recevoir plusieurs formes. Le second sens, plus objectif, est ce dont les choses sont faites. Ce second sens pose problème : tout est-il matière ?
- L'esprit quant à lui a d'abord été imaginé comme un souffle, en témoigne la racine grecque pneuma (âme) et le latin spiritus qui vient de spirare (respirer). L'esprit est donc conçu comme un principe de vie, d'ailleurs, quand on meurt, on utilise l'expression rendre l'âme. Mourir, ce n'est être plus qu'un corps, de la matière inanimée (« sans âme »). Mais l'esprit est une substance immatérielle, et par esprit on désigne communément la conscience.
Se posent plusieurs questions : La réalité n'est-elle que matière ? Est-ce que tout est esprit ? Existe-t-il un lien entre ces deux concepts ?
Descartes ou l'esprit de la science du vivant
Descartes, pour fonder sa science, utilise le moyen du doute : le fondement de la science doit être absolument solide, vrai; la vérité doit être absolument certaine. Il utilise donc un doute infini, ce qui résistera sera absolument certain. Il découvre ce qu'on appelle le cogito : nous pouvons douter d'être un corps, mais on ne peut douter d'être, d'être une conscience ou substance pensante. Avant lui, l'âme était conçue de manière complexe : chez Aristote, une personne a une âme végétative (pour les mécanismes corporels, indépendante de sa volonté), une âme sensitive et une âme rationnelle. Avec Descartes, l'âme n'a plus qu'une fonction, la pensée, et on la nomme esprit.
Donc nous avons un corps et, séparé, une substance pensante. Si ce n'est plus l'âme qui explique la vie, qu'est-ce qui va le permettre ? Que devient alors la vie, et notre corps pour nous ?
Descartes, pour voir clairement ce que sont âme et corps, les sépare nettement, en séparant ce qui est essentiel en chacun d'eux. L'esprit apparaît comme pure pensée, et le corps comme une étendue, un espace réel; et l'étendue et la pensée n'ont aucun rapport. Cependant, une troisième évidence apparaît : une relation existe entre les deux et cette interaction est perçue immédiatement lorsque la faim se fait sentir par exemple. Quand on veut, l'âme agit sur le corps, quand on éprouve une passion ou des sentiments (faim, colère...) c'est que l'on a conscience que c'est le corps qui agit sur l'âme. La complexité du problème est faite de ces trois évidences que l'on ne peut rejeter mais s'opposent, sont en contradiction. Par la raison, nous savons que nous sommes deux substances (on parle d'un dualisme), et en même temps, par le sentiment, une unité est perçue, un mélange entre âme et corps. Comment ce qui s'oppose peut-il s'unir ? Comment comprendre le dualisme ? On pourrait être tenté de penser le rapport âme/corps comme un « pilote dans son avion » : l'âme et le corps seraient un ensemble sans former un tout. Or l'âme n'est pas logée dans le corps, elle lui est unie : notre corps n'est pas considéré comme un outil aux ordres de notre volonté. Mais surtout, nous éprouvons des sentiments et des passions (le terme de passion regroupe tous les sentiments ou émotions que notre âme peut ressentir).
Dans son Traité des passions, Descartes part d'un principe logique entre action et passion. Si l'âme et le corps sont en relation, l'un est actif et l'autre passif. Si les choses sont ainsi, alors on doit dire qu'une passion dans l'âme correspond à une action du corps sur elle. La faim, dans le corps, est un mécanisme qui entraîne une passion, la conscience d'avoir faim. Et le corps deviens passif quand l'âme agit : par exemple quand vous voulez quitter une salle de cours (votre décision entraîne quelque chose dans le corps). Les passions de l'âme sont donc des perceptions, et les actions de l'âme sont les volontés, la preuve d'une liaison au corps. Mais les idées, elles, ne sont pas des passions, même si elles sont des perceptions : elles ne sont pas liées à un mécanisme du corps, elles n'en dépendent pas. Par contre, le désir, la souffrance, le plaisir sont des perceptions qui sont dans l'âme, mais à la différence des idées, elles dépendent du corps et le concernent.
À quoi servent donc les passions ? Elles « disposent leur âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent le corps », elles sont à l'intersection entre l'âme et le corps. Naissant dans le corps et perçues par l'âme, la passion reste un mécanisme qui se déclenche dans le corps. Elle incite notre âme à quelque chose, lui suggère une volonté. La peur nous incite à fuir : le cœur s'accélère, le corps se prépare à courir et en même temps notre âme est incitée à vouloir fuir. Notre volonté, par ce moyen, ne peut être contrainte : être incité à fuir, ce n'est pas le vouloir. Et chez un humain, en dernière instance, c'est toujours l'âme qui décide.
Si l'on compare humain et animal, en les mettant en présence l'un l'autre, dans la plupart des cas l'animal a une réaction instantanée de fuite. Automatique, mécanique, physique. Du côté humain, les réactions peuvent différer, mais en tous cas vient s'insérer dans ce mécanisme un jeu de l'âme; l'indétermination d'une volonté. L'union entre esprit et corps correspond à l'introduction de la liberté dans un mécanisme naturel.
Quelques remarques :
- Les passions témoignent de l'unité entre corps et âme, présentent les intérêts du corps à l'âme. Elles sont le moyen par lequel la vie prend une signification de l'esprit.
- Ces passions sont un moyen de communication entre corps et esprit, un langage, sans lequel l'esprit serait indifférent au corps, serait détaché de la matière.
- Sans plaisir, souffrance, désir, le mot « vivre » n'aurait aucun sens. Sans passions, nous serions limités à la notion d'existence : Dieu ne vit pas, seuls des êtres naturels peuvent vivre.
- 2 sens du mot vivre : Le sens général qui n'est qu'un mécanisme matériel; un sens plus restreint : c'est le même processus mais perçu par une âme humaine. Non seulement l'être humain est en vie, mais en plus il l'éprouve. La vie est alors définie par Descartes comme étant aussi le vécu.
- L'union entre corps et âme est l'expérience des passions : dans la douleur, l'âme s'incarne, le corps se spiritualise; c'est nous, le cogito, qui avons mal. L'unité de l'âme et du corps est bien réelle.
Matière et matérialisme
Démocrite, au Ⅴe siècle avant notre ère, donne l'idée d'atome, dont naîtras le matérialisme et l'atomisme, qu'Épicure reprendras. L'atome est l'élément de toute chose, la limite de toute génération et destruction, l'atome ne peut être divisé. Il n'y a que l'être, cet être est la matière. Attention, il ne faut pas confondre le sens philosophique de l'atome avec le sens physique, où l'atome est divisible en particules. L'atome existe car rien ne peut naître de rien (on utilise l'expression ex nihilo) et rien ne peut aller au néant. Par exemple, une naissance n'est pas une création mais une nouvelle organisation d'atomes, tout comme la mort n'est pas la fin des atomes mais la fin de cette organisation. Mais ces atomes sont invisibles, seule l'organisation est perceptible, on ne voit jamais la matière elle-même.
Mais ces principes n'expliquent pas le monde et ses changements. Si tout était plein d'atomes, rien ne pourrais bouger, pas d'organisations possibles. Il faut donc penser le non-être, le vide. Mais cela ne suffit pas, car être en mouvement et s'organiser sont deux choses différentes, il faut donc en plus penser le hasard. La conception épicurienne de l'univers est la chute des atomes (à l'époque, la force gravitationnelle n'avait pas encore été modélisée) dans le vide, de manière parallèle. Un clinamen, une déviation originelle, ferais l'univers tel que nous le connaissons. Mais comment passer du chaos à un monde organisé ? Le hasard et la nécessité se combinent : tout se combine au hasard et la nécessité fait le tri. Toute combinaison viable perdure, les autres disparaissent.
Mais si on réduit l'être à la matière, on doit faire la distinction entre l'être et les apparences. Il n'y a pas différents êtres (substances), ainsi un humain ou un cheval ne sont que différentes manifestations du même être. Le matérialisme n'est pas du sens commun, la matière n'est jamais perçue directement, elle se pense, ne se constate pas. La matière est abstraite et n'existe que dans nos esprits.
Le matérialisme en tant que théorie ne suffit pas en lui-même car il faut d'autres idées (le vide, le hasard). Dans l'atomisme existe une béance entre le principe et les phénomènes. Pourquoi est-on passé de la matière à un monde organisé ? Aucune raison, la matière n'a pas besoin de pourquoi pour exister.
Aristote montre que le matérialisme ne peut se passer de l'idée de forme, et en ce sens, la matière seule n'existe pas.
Réalité de l'esprit
La seule expérience de l'esprit que l'on puisse faire est celle de son propre esprit. En quoi cette conscience est-elle spirituelle ? Lorsqu'Aristote l'analyse, il nomme l'intelligence, la raison, la capacité d'abstraction. Il semblerait bien que ce soit le propre de l'humain d'extraire des formes universelles à partir de perceptions sensibles et singulières. Nos concepts sont universels, ils s'appliquent à toute une catégorie d'objet singulier, parce qu'ils sont abstraits, ni singuliers ni sensibles. Si nos idées étaient matérielles, elles seraient singulières et sensibles. Si un concept unique se retrouve à l'identique dans une catégorie d'objet singulier, il est nécessaire qu'il ne soit pas singulier. Comment un être matériel comme l'être humain peut-il saisir ce qui ne l'est pas ? L'humain n'est pas qu'un être matériel.
Pour Descartes, l'essence de la conscience, c'est la pensée, la conscience doit toujours penser. Comment expliquer les intermittences (pertes de connaissance ou simplement le sommeil) dans la pensée ? Pour Descartes, cela met en évidence le « double pouvoir de la mémoire » (dont ils parle dans ses correspondances). Pour qu'il y est souvenir, il faut d'abord qu'une sensation laisse une trace dans notre cerveau. Cette mémoire appelée « mémoire du corps » est donc l'impression matérielle, que Descartes compare au pli d'une feuille. Mais ce pli ne donne pas lieu à un souvenir, mais seulement à une réminiscence : quand une sensation présente ressemble à celle déjà "pliée" dans notre cerveau, elle la réanime et toutes les pensées qui lui étaient associées. Deux faits le montrent : l'impression de déjà-vu et la résurgence des passions anciennes, comme l'amour de Descartes pour la petite fille louche. Mais cette mémoire-trace mécanique, ne suffit pas à expliquer la réalité du souvenir.
Dans la matière de notre cerveau, le passé ne peut exister que sous la forme de trace ou en tant que réalité présente. Cette mémoire mécanique du corps, la réminiscence, ne permet pas le souvenir car elle n'est pas la reconnaissance du passé. L'impression devient signe du passé, comme le mot est signe d'un sens. Le corps retient le passé mais ne le reconnait pas, avec le corps seules sont des réalités présentes. En plus d'une mémoire du corps, il existe une mémoire intellectuelle dont la fonction est d'interpréter les traces laissées par le passé; la reconnaissance du passé dans le présent suppose l'existence d'un esprit dans la matière, c'est-à-dire une faculté capable de se détacher du présent en se détachant de la matière.
Lien entre matière, esprit et vivant
Darwin s'est interrogé sur la situation de l'humanité et des civilisations dans La Filiation de l'homme. Au préalable, on doit parler du darwinisme social, une idéologie, donc différente d'une théorie, due à Herbert Spencer, un philosophe anglais. Il étend le concept de sélection naturelle au phénomènes sociaux humains; il va ainsi légitimer l'existence d'une société où doit régner une concurrence généralisée avec élimination progressive des moins aptes, des plus faibles.
On continue aujourd'hui d'attribuer cette idéologie à Darwin, alors qu'il semble penser tout le contraire : pour lui, la sélection naturelle, ne s'applique pas dans les sociétés humaines. La sélection naturelle est à l'origine de l'évolution biologique des espèces, et l'humain y est soumis. Cependant, il précise que la civilisation est le prolongement de l'évolution et dans ce nouveau milieu, qui n'est pas naturel, la sélection prend une nouvelle forme car il y a non seulement sélection en faisant le tri entre des fonctions organiques, mais aussi entre des instincts, et chez l'humain, l'instinct social a été conservé. Cette tendance à la solidarité, à l'entraide, a conduit les humains à institutionnaliser ces instincts sous la forme de la morale, du droit... Permettant ainsi la protection des plus faibles, ce qui va donc se retourner contre le phénomène de sélection naturelle (= l'élimination des plus faibles). C'est ce que Patrick Tort a appelé l'effet réversible de la sélection : « la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s'oppose à la sélection naturelle ».
Il ne s'agit pas d'étendre stupidement le pouvoir de la sélection naturelle comme le suppose le darwinisme social. Mais il ne s'agit pas non plus d'opposer la sélection et la civilisation qui aurait ses propres lois. La conscience morale n'est pas une création pure de l'esprit humain, et cela ne renvoie à rien de transcendant, c'est le prolongement d'instincts sélectionnés. La morale est donc un processus naturel.
La sélection comme élimination n'étant plus un avantage à l'étape de la civilisation, il y a sélection de la sélection comme élimination. Dans les sociétés humaines, tout ce qui sert à la cohésion sociale est beaucoup plus profitable de qui relève de l'élimination, la solidarité est l'avantage. On comprend que l'évolution du vivant se poursuit et triomphe en éloignant l'humain de l'animal, en inventant la civilisation. L'apparition de l'esprit (la conscience morale) se serait faite par un retournement de l'évolution contre elle-même. L'esprit n'aurait pas d'origine surnaturelle mais naturelle et matérielle. La conscience morale renvoie à l'instinct, qui est une organisation de la matière.
Darwin met donc en évidence un moyen de penser matière, vie et esprit.