Critique
"La Révolte des masses", de José Ortega y Gasset : le dégoût de la démocratie
Voici un classique de la pensée conservatrice que l'on avait presque oublié, et dont l'humour époustouflant, poétique, justifierait à lui seul cette réédition. La Révolte des masses, de José Ortega y Gasset (1883- 1955), parut en Espagne en 1930. La traduction ici reproduite fut publiée chez Stock en 1937. A la différence de l'accueil enthousiaste que connut ce livre en Espagne, en Allemagne et aux Etats-Unis, il fut confiné au silence, en France, pendant quarante ans. C'est Raymond Aron qui le sortit de son inexistence, avec respect mais sans grandiloquence. Certes, avant Aron, Albert Camus avait été ému par Ortega y Gasset, mais il ne réussit pas à convaincre Gallimard de publier les oeuvres complètes du philosophe espagnol.
La Révolte des masses est un livre contre la démocratie. Plus précisément, l'auteur critique l'irruption des masses dans l'espace public. Le fait que, désormais, chaque voix vaille autant qu'une autre dans la représentation politique, que le débat public soit ouvert à tous, que la liberté de parler soit protégée, tout cela est pour lui la cause d'une dégénérescence culturelle et morale. Ce processus, qui se double d'une croissance économique, démographique et technique inédite dans l'histoire de l'Occident, aurait engendré, selon lui, une nouvelle forme d'humanité : l'"homme-masse", ce "barbare de l'intérieur" qui a désormais "le plein pouvoir social". Cet homme est "sûr de lui", "ingrat envers le passé", incapable de se soumettre "à aucun principe supérieur", en un mot fermé à la vérité.
Selon Ortega y Gasset, la démocratie est un régime incompatible avec la haute culture, les bonnes manières et la moralité. Car "il n'y a pas de culture là où il n'existe pas le respect de certaines bases intellectuelles auxquelles on se réfère dans la dispute". Or la démocratie ne se fonde sur aucune vérité transcendante mais sur la souveraineté du peuple. Le vrai et le faux, le beau et le laid, le bien et le mal ne dépendent pas de règles surplombantes auxquelles on puisse se référer, car tout doit être soumis au consensus démocratique. Dès lors, la haute culture ne peut plus faire de l'espace public son terrain d'accueil principal. Elle doit se contenter de cercles plus restreints, plus spécialisés.
Télé-réalité et dignité
Telle est donc l'oppression que l'homme-masse fait subir aux minorités cultivées, intelligentes et "méritantes". Le scandale que dénonce Ortega y Gasset, ce n'est donc pas la violence de l'Etat contre les idées dissidentes. C'est l'irruption des masses comme productrices légitimes d'idées, d'oeuvres, de spectacles. Ce qu'il souhaite, ce n'est pas qu'on permette aux élites de s'exprimer, mais que personne d'autre ne puisse le faire, et que l'espace public leur soit réservé.
Certes, nous, lecteurs de l'an 2010, ne disons plus les choses de cette façon. Nous disons que certaines chansons sont des appels à la violence et non pas des chansons. Nous disons : "Ceci n'est pas une opinion mais un outrage à la police." Nous disons que la télé-réalité n'est pas un spectacle mais une atteinte à la dignité humaine. Nous pensons que, sur Internet, les communications ne sont pas des messages mais des déchets.
Mais, au fond, nous avons la même crainte de l'expression publique des masses, et donc de la démocratie, qu'éprouvait Ortega y Gasset en 1930. Ce livre nous permet donc de percevoir le lien qui existe entre, d'un côté, notre façon d'approuver certaines censures, notre mépris de la culture populaire et, de l'autre, les idées que nous nous faisons, sans nous l'avouer, de la démocratie.
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Derrière la dénonciation des supposées "dérives" de celle-ci, si caractéristique de nombreux intellectuels français d'aujourd'hui, il y a la nostalgie d'un espace public contrôlé par le Bien, le Vrai et le Beau. Ce livre apparaît ainsi comme un miroir passionnant. Nous pouvons y contempler les impensés de nos débats contemporains. C'est pourquoi il mérite d'être lu.