L’annonce qui a fait croire que le Quai d’Orsay allait restituer aux Haïtiens l’indemnité que la France leur avait recelée de 1825 à 1947, contre sa reconnaissance de l’indépendance d’Haïti, était bien sûr un canular, celle-ci n’ayant pas encore honoré même son engagement au fonds mis sur pied pour la reconstruction d’Haïti par les Nations unies à la suite du tremblement de terre du 12 janvier 2010. Mais ce canular a eu le mérite de relancer un débat sur cette escroquerie historique dont la réparation demeure, aujourd’hui encore, une revendication légitime.
À tout considérer, la demande de l’indemnité était totalement inappropriée dans la mesure où la révolution haïtienne était fondée sur le rejet de l’esclavage, sur la dénonciation de ses méthodes de fonctionnement et sur l’appropriation, par le nouvel État, des biens jugés iniques qu’il a générés et dont avaient bénéficié les anciens colons.
Nous appelons l’indemnité une escroquerie pour deux raisons particulières : Premièrement parce qu’elle a été demandée sur de fausses prémisses de droit, à savoir que les anciens colons avaient perdu des biens à cause de l’abolition de l’esclavage et que redressement leur était dû ; deuxièmement, parce que l’indemnité a été imposée sous la menace de l’invasion militaire. La France ne s’était même pas payé le luxe de l’apparence : Le 17 avril 1825, une flotte de 14 navires de guerre était à la remorque, là dans la rade de Port-au-Prince, prête à intervenir. Donc, c’était par l’utilisation de la violence, et non pas suite à un traité ou aux délibérations d’un tribunal international conséquent que l’indemnité a été demandée. Jean-Pierre Boyer, le président haïtien, pouvait certainement refuser et résister à toute attaque française, mais on peut aussi comprendre pourquoi il ne voudrait pas donner à la France une excuse de plus pour attaquer Haïti, d’autant plus qu’elle n’a cessé de menacer d’intervention militaire pour reprendre son ancienne colonie.
Étant donné le boycott général d’Haïti observé par toutes les puissances du monde, grandes et moins grandes, Boyer voyait aussi dans l’acceptation de l’indemnité un bénéfice additionnel. C’est ce qui en effet arriva, suite à l’acquiescement d’Haïti et la bénédiction de la France, d’autres pays reconnaissaient l’indépendance d’Haïti ; naturellement tous ces pays-là qui attendaient le signal français pour reconnaître Haïti étaient objectivement complices de cette escroquerie.
Quant aux États-Unis, où l’esclavage était toujours légalement en vigueur, ayant d’abord utilisé le prétexte de l’indemnité due à la France pour ne pas reconnaître Haïti jusqu’ici, ils n’ont pas de cure par la suite à désigner carrément le « mauvais exemple » que constitue Haïti, terre indépendante d’anciens esclaves libérés, comme raison de leur refus. Leur boycott de la reconnaissance d’Haïti durera ainsi 58 ans, jusqu’en 1862, soit sous l’administration d’Abraham Lincoln, qui lutta à l’époque contre les sudistes esclavagistes et sécessionnistes.
Certains milieux politiques, pour discréditer la légitimité de la revendication de restitution, ont avancé que l’idée de l’indemnité serait venue d’une proposition d’Alexandre Pétion aux Français pour obtenir leur reconnaissance et stabiliser l’État haïtien « ou pour sortir du ghetto international », comme l’a dit René Depestre, qui affirme, concernant la requête de Jean-Bernard Aristide à la France en 2003, que cette demande de restitution n’est pas « la manière la plus sereine, la plus intelligente, ni la plus civilisée, de donner un éclat international à la célébration des origines » [1]. D’autres ont fait valoir que l’indemnité n’a pas de fondement juridique, et qu’après tout, il faut oublier le passé et travailler en paix avec la nouvelle France fraternelle, en tandem avec une « communauté internationale » soudainement protectrice.
On trouve parmi ces derniers, les éléments ex-gauchistes, renonciateurs de leurs propres idéaux de justice, comme Régis Debray et René Depestre, que je critique dans mon livre Critique de la francophonie haïtienne. Régis Debray, en mission pour Jacques Chirac en Haïti en 2003, a critiqué la demande de restitution faite par Aristide, arguant que « le droit en vigueur au moment » ne le prévoyait pas. Citons en entier le paragraphe dans lequel je cite Debray et le critique à fois : « Il est certes à nos yeux scandaleux que Haïti ait dû en quelque sorte acheter en francs or sa reconnaissance internationale après avoir conquis son indépendance au prix du sang, mais faut-il rappeler que le droit à l’autodétermination des peuples n’existait pas en 1838 ? Pas plus que la notion de crime contre l’humanité, née au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. » Ma réponse à Debray : « Ni en cela les Conventions de Genève (août 12, 1949), pourtant le premier Tribunal de Nuremberg (1945–46) condamnait et exécutait des officiers allemands pour crimes de guerre. Pourquoi surtout suggérer la caducité des revendications parce que l’idée d’une indemnisation serait venue de Pétion et Boyer pour compenser ‘‘des colons français massacrés (15 000) ou en fuite (15 000) ’’ ? À supposer que tel était le cas, cela ne témoigne-t-il pas du fait des grandes pressions militaires, politiques et économiques que la France continuait à exercer sur le jeune État nègre ? Et quand bien même les Français ‘‘dépossédés’’ et assassinés auraient droit à réparation, pourquoi s’arrêter là ? Et le génocide en série (après celui complété des ‘‘peaux rouges’’) causé par la Traite de Noirs ? Les brimades sur les plantations ? » [2]
Nous appelons l’indemnité une escroquerie pour deux raisons particulières : Premièrement parce qu’elle a été demandée sur de fausses prémisses de droit, à savoir que les anciens colons avaient perdu des biens à cause de l’abolition de l’esclavage et que redressement leur était dû ; deuxièmement, parce que l’indemnité a été imposée sous la menace de l’invasion militaire. La France ne s’était même pas payé le luxe de l’apparence : Le 17 avril 1825, une flotte de 14 navires de guerre était à la remorque, là dans la rade de Port-au-Prince, prête à intervenir. Donc, c’était par l’utilisation de la violence, et non pas suite à un traité ou aux délibérations d’un tribunal international conséquent que l’indemnité a été demandée. Jean-Pierre Boyer, le président haïtien, pouvait certainement refuser et résister à toute attaque française, mais on peut aussi comprendre pourquoi il ne voudrait pas donner à la France une excuse de plus pour attaquer Haïti, d’autant plus qu’elle n’a cessé de menacer d’intervention militaire pour reprendre son ancienne colonie.
Étant donné le boycott général d’Haïti observé par toutes les puissances du monde, grandes et moins grandes, Boyer voyait aussi dans l’acceptation de l’indemnité un bénéfice additionnel. C’est ce qui en effet arriva, suite à l’acquiescement d’Haïti et la bénédiction de la France, d’autres pays reconnaissaient l’indépendance d’Haïti ; naturellement tous ces pays-là qui attendaient le signal français pour reconnaître Haïti étaient objectivement complices de cette escroquerie.
Quant aux États-Unis, où l’esclavage était toujours légalement en vigueur, ayant d’abord utilisé le prétexte de l’indemnité due à la France pour ne pas reconnaître Haïti jusqu’ici, ils n’ont pas de cure par la suite à désigner carrément le « mauvais exemple » que constitue Haïti, terre indépendante d’anciens esclaves libérés, comme raison de leur refus. Leur boycott de la reconnaissance d’Haïti durera ainsi 58 ans, jusqu’en 1862, soit sous l’administration d’Abraham Lincoln, qui lutta à l’époque contre les sudistes esclavagistes et sécessionnistes.
Certains milieux politiques, pour discréditer la légitimité de la revendication de restitution, ont avancé que l’idée de l’indemnité serait venue d’une proposition d’Alexandre Pétion aux Français pour obtenir leur reconnaissance et stabiliser l’État haïtien « ou pour sortir du ghetto international », comme l’a dit René Depestre, qui affirme, concernant la requête de Jean-Bernard Aristide à la France en 2003, que cette demande de restitution n’est pas « la manière la plus sereine, la plus intelligente, ni la plus civilisée, de donner un éclat international à la célébration des origines » [1]. D’autres ont fait valoir que l’indemnité n’a pas de fondement juridique, et qu’après tout, il faut oublier le passé et travailler en paix avec la nouvelle France fraternelle, en tandem avec une « communauté internationale » soudainement protectrice.
On trouve parmi ces derniers, les éléments ex-gauchistes, renonciateurs de leurs propres idéaux de justice, comme Régis Debray et René Depestre, que je critique dans mon livre Critique de la francophonie haïtienne. Régis Debray, en mission pour Jacques Chirac en Haïti en 2003, a critiqué la demande de restitution faite par Aristide, arguant que « le droit en vigueur au moment » ne le prévoyait pas. Citons en entier le paragraphe dans lequel je cite Debray et le critique à fois : « Il est certes à nos yeux scandaleux que Haïti ait dû en quelque sorte acheter en francs or sa reconnaissance internationale après avoir conquis son indépendance au prix du sang, mais faut-il rappeler que le droit à l’autodétermination des peuples n’existait pas en 1838 ? Pas plus que la notion de crime contre l’humanité, née au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. » Ma réponse à Debray : « Ni en cela les Conventions de Genève (août 12, 1949), pourtant le premier Tribunal de Nuremberg (1945–46) condamnait et exécutait des officiers allemands pour crimes de guerre. Pourquoi surtout suggérer la caducité des revendications parce que l’idée d’une indemnisation serait venue de Pétion et Boyer pour compenser ‘‘des colons français massacrés (15 000) ou en fuite (15 000) ’’ ? À supposer que tel était le cas, cela ne témoigne-t-il pas du fait des grandes pressions militaires, politiques et économiques que la France continuait à exercer sur le jeune État nègre ? Et quand bien même les Français ‘‘dépossédés’’ et assassinés auraient droit à réparation, pourquoi s’arrêter là ? Et le génocide en série (après celui complété des ‘‘peaux rouges’’) causé par la Traite de Noirs ? Les brimades sur les plantations ? » [2]
Nous laisserons aux historiens la tâche d’éclaircir les détails de la problématique bilatérale de la question de l’indemnité, mais une chose est déjà claire pour nous, vue dans le contexte historique de la naissance du pays : Jamais la jeune république noire aurait volontiers initié une démarche qui, de toute évidence, ne pouvait que ruiner son projet de développement national. Il est donc absurde, selon l’insinuation de Depestre, d’imaginer que Pétion ou Boyer eussent de plein gré offert et accepté de donner plusieurs générations de leurs recettes et budgets nationaux à une puissance étrangère qui les menace d’invasion, cela confirme une certaine désinvolture de la part de Depestre qui l’amène à cautionner la plupart des ingérences impérialistes en Haïti ces derniers temps.
En fait, tout au cours du règne de Napoléon, puis sous la Restauration royaliste (1814-1830), la France continue de faire des tractations, des magouilles, des démarches insidieuses auprès des autres puissances pour chercher à reverser la nouvelle réalité politique en Haïti, souvent en manipulant la lutte de pouvoir entre les multiples protagonistes haïtiens, et souvent par des menaces militaires directes ou camouflées. Étant donné le prestige de la France comme grande puissance impérialiste, l’inacceptabilité du précédent haïtien comme générateur de droits, et surtout les pressions des anciens colons royalistes, qui ont eu le vent en poupe sous le nouveau régime de la Restauration et qui réclament, sinon le rétablissement pur et simple de l’esclavage, du moins la compensation forfaitaire de leurs biens fabuleux, tout cela dans un environnement international hostile, il n’est pas difficile de comprendre le stress et le grand dilemme où se trouvait Haïti. Il y a en cela un lien direct entre la demande d’Aristide, qui embarrassait Jacques Chirac et Dominique de Villepin, et l’intervention politique et militaire française qui aboutit au renversement d’Aristide en février 2004.
Ce n’est pas sans raison que l’une des premières décisions prises par le régime de facto fantoche de Gérard Latortue après le coup d’État franco-étatsunien de février 2004, était « d’abandonner la réclamation de la dette de la restitution à la France », une réclamation qu’il qualifie d’ « illégale ». Il faut lire à ce sujet une intéressante lettre ouverte de Francis Saint-Hubert, un économiste haïtien, adressée à Latortue en avril 2004 où il s’élève contre le rejet par Latortue du bien-fondé de la demande de restitution, observant que la véhémence de la réaction du gouvernement français peut être due « [p]lus probablement [...], à ce qu’il perçoit, sans vouloir l’avouer publiquement, comme une revendication sérieuse, non seulement embarrassante mais potentiellement très coûteuse, supportée par d’irréfutables faits historiques et, de l’avis de beaucoup, des bases juridiques solides ». Critiquant l’argument de l’absence de fondement juridique, Saint-Hubert ajoute : « Aucun pays au monde, sauf Haïti (ni les États-Unis, ni le Mexique, ni la Colombie, ni même, plus près de nous, l’Algérie ou le Vietnam), n’a été contraint de payer la reconnaissance de son indépendance et d’éviter par une dette paralysante le retour forcé de ses citoyens à l’horreur de l’esclavage ». [3]
L’énorme montant, de nature forfaitaire, de la somme exigée dit déjà long sur son importance en 1825 : 150 millions de francs or, renégociée treize ans plus tard, en 1838, à 90 millions. Le nom officiel de l’accord sur la réduction, « Traité de l’amitié », s’avérait un grand précurseur des euphémismes absurdes du Parti républicain aux États-Unis au cours des élections partielles de 1994, qui présentait son programme d’austérité anti-peuple et de la loi et l’ordre comme un positif « Contrat avec l’Amérique », soi-disant favorable au pays, particulièrement à ceux-là qu’on allait dépouiller des protections régulatrices contre les banques prédatrices et des derniers recours à l’assistance sociale. On a estimé que les premiers versements de l’indemnité pour lesquels Haïti a contracté des crédits prohibitifs à la banque centrale de France, ont irrémédiablement affecté le projet de développement d’Haïti, plaçant le pays dans un cercle vicieux d’endettement, d’appauvrissement, d’autoritarisme et de dépendance croissante envers les puissances impérialistes, notamment la France, puis les États-Unis. Les effets cumulatifs nuisibles du cercle vicieux ont décuplé à chaque crise politique, à chaque intervention étrangère impérialiste, à chaque fois qu’on a laissé libre cours aux requins du Bord-de-mer, aux petits boss des usines d’assemblage et aux suceurs de sang de la finance internationale (dont le FMI et la BID) pour déplumer le pays.
À la question du montant exact de la restitution que la France doit à Haïti, Saint-Hubert croit qu’ « Il s’agit en fait, et en surcroît des dommages inestimables causés par l’esclavage lui-même, d’une injustice tout à fait chiffrable en valeur monétaire de son temps, qu’on peut ramener par des méthodes de calculs reconnus en sciences économiques, à une valeur réelle, d’aujourd’hui » [4]. Le chiffre de 17 à 23 milliards de dollars, au taux actuel, généralement avancé est bien crédible, mais je ne doute pas que le montant de compensation réel soit beaucoup plus élevé. Il y a certainement aussi des dommages qui ne sont pas chiffrables ou observables à vue d’oeil mais qui ont néanmoins laissé des empreintes indélébiles dans l’existence des victimes et de leurs descendants.
La fiabilité de la demande de restitution
En fait la somme initiale exigée par le roi Charles X — 150 millions francs or — était cinquante pour cent fois plus élevée que celle déjà exorbitante soumise par les ex-colons pour compenser leurs « pertes ». Il est vrai que cette poule aux oeufs d’or qu’a été la colonie saint-dominguoise de la France pourvoyait à une part importante de son économie, faisant vivre un Français sur sept. La coterie française profitait en effet énormément de l’empire colonial, particulièrement de la colonie de Saint-Domingue dont les exportations dépassaient celles combinées des treize colonies anglaises en Amérique du nord. La production et le commerce des esclaves à Saint-Domingue constituaient le tiers de l’ensemble du commerce des esclaves dans le monde.
Dans des termes qui annoncent les pratiques déprédatrices du Fonds monétaire international (FMI), des 166 millions de francs or qu’Haïti aura empruntés pour satisfaire les obligations de l’indemnité « plus de la moitié, dit Anthony D. Phillips, était retournée aux mêmes banques sous les rubriques de commissions, honoraires et services d’intérêt » [5].
Comme l’a bien dit Phillips, Haïti était acculée à un « choix hobbesien » : ou acquiescer aux demandes françaises ou résister et risquer la continuation de la guerre, jamais résolue, avec la France. Ce dilemme était d’autant plus ardu et tortueux, qu’Haïti était située dans une région contrôlée par des empires rivaux — France, Espagne, Angleterre, Hollande, Portugal, Allemagne et les États-Unis émergeants —, qui se combattent et cherchent à prendre avantage les uns sur les autres mais qui, tous, répugnent Haïti, le nouvel état nègre, et veulent se prémunir contre le « mauvais exemple » que représente sa radicalité révolutionnaire.
Les conditions draconiennes et pernicieusement gourmandes de l’indemnité auraient été impossibles à satisfaire pour n’importe quel autre pays, mais pour Haïti qui se relevait à peine des désastres de la guerre civile et de la guerre d’indépendance, c’était le comble : « La pauvreté de l’Haïti moderne, dit Anthony Phillips, est inextricablement liée à la dette de l’indemnité. Après l’échec de l’imposition directe, les revenus qui payaient la dette provenaient des mêmes commodités qui avaient fait d’Haïti une colonie lucrative. L’économie haïtienne restait enchaînée dans l’exportation des denrées tropicales, bois, sucre et spécialement café (...). Les conséquences d’un tel drainage, même non surprenantes, étaient dévastatrices pour le trésor public. L’éducation, la santé et l’infrastructure restaient pratiquement non financées tout au cours du XIXe siècle » [6].
Cette tournure des choses ne pouvait qu’être nuisible à la jeune république noire. L’économie haïtienne restait ainsi dépendante des mêmes mécanismes de contrôle que durant l’économie esclavagiste du régime colonial. Les impératifs de production pour l’exportation prennent précédence par rapport aux propres besoins du pays. Comme on pouvait bien le prédire, la dureté économique engendre l’instabilité politique, d’autant plus s’il y a des puissances ennemies qui tirent malicieusement les ficelles...
Prémisses de droit
J’ai parlé plus haut de « prémisses de droits » dans le sens qu’accepter que la révolution anti-esclavagiste haïtienne ait porté préjudice aux « biens » des ex-colons en termes de droit, c’est reconnaître que l’esclavage est une activité économique légitime. Or, comme on le sait, en 1825 l’esclavage était déjà reconnu et dénoncé comme un crime en Europe et dans certains milieux politiques en Afrique et dans les Amériques. Anthony Phillips a relevé que même dans l’absence d’une loi ou d’un traité spécifique, certains actes sont considérés sur une base jus cogens, c’est-à-dire « ‘‘acceptés et reconnus par la communauté internationale’’ comme criminels (...). Aujourd’hui, la liste des crimes relevant du jus cogens inclut le génocide, la piraterie, l’esclavage et la traite des esclaves, le meurtre en tant que pratique de l’État, la torture, la détention arbitraire prolongée et la discrimination raciale systématique ».
Un autre point important soulevé par Phillips, c’est l’illégalité de l’esclavage au moment de la demande de l’indemnité : « Le Premier Traité de Paris [30 mai 1814] inclut un engagement pris par la France vaincue et les Alliés vainqueurs (la Grande Bretagne, l’Autriche, la Prusse, la Russie et la Suède) de travailler pour l’abolition de la traite des esclaves. Le Deuxième Traité de Paris de 1815 et le Congrès de Vienne en font suite. Tous les deux traités condamnent la traite des esclaves comme inhumaine et en contradiction avec les pratiques des nations civilisées. Les signataires s’engagent à éradiquer la traite et la pratique de l’esclavage ». [7]
Cela dit, bien qu’il n’y ait aucun précédent légal, comme Phillips nous le rappelle, déjà « établi pour gagner un jugement de restitution historique », la demande de restitution est fondée sur des principes de droits solides, sans compter naturellement les principes de droits moraux qui appellent pour la réparation des torts causés aux autres. Donc, le fait que l’esclavage était reconnu et condamné comme crime dans des traités internationaux signés par la France avant 1825 — date de l’application initiale de l’indemnité —, ça annule le bien-fondé de la demande de compensation pour des biens obtenus par une pratique jugée criminelle.
En réalité, le vrai sujet à droits ou ayant droits, c’est l’ancien esclave victime de l’esclavage et ses descendants. Il y a des biens réels qui ont été accumulés grâce à l’exploitation de ces hommes et femmes transplantés comme bêtes de somme sur une terre étrangère qui leur sert de prison. Biens réels contre dénuement total, ça donne exploitation malhonnête, commerce immoral des humains, donc actions préjudiciables à d’autres humains qui ont droit à réparation, à la réhabilitation de la justice.
Aux États-Unis, il y a un très fort mouvement de revendication qui demande réparation tangible aux descendants des victimes de l’esclavage. Je soutiens cent pour cent une telle revendication. Pour la simple raison que des biens réels ont été amassés grâce à cette injustice, et que des torts réels ont été causés contre des gens réels. Nous ne parlons pas ici d’une abstraction théorique, mais bien d’une réalité historique empirique qui continue à affecter d’une manière néfaste les descendants des victimes. On comprend bien, pour qu’il y ait une véritable réconciliation dans une société — ou dans les relations de nation à nation — où des actes de victimisation ont été causés sur un groupe par un autre, il faut qu’on rectifie les torts causés d’autant plus s’ils continuent à handicaper les descendants des victimes.
La configuration de la restitution
Dans mon effort d’appréhender la problématique de l’indemnité et la question de restitution, j’ai consulté plusieurs sources, l’une d’entre elles est Franck Laraque qui, depuis son ouvrage Défi à la pauvreté, publié en 1987, s’est penché sur la crise économique haïtienne et cherche à y trouver une solution « endogène ». Voici ce qu’il pense de la question de restitution après avoir lu le brouillon du présent texte : « [Je suis ] cent pour cent d’accord avec tes arguments irréfutables et complets montrant le bien-fondé du remboursement d’une ‘‘dette odieuse’’ qui a entraîné l’empire de la faim et la perte de la souveraineté nationale. Néanmoins, ce remboursement soulève d’autres points importants : la responsabilité des gouvernements haïtiens avant la dette et après son remboursement dans le sous-développement du pays ; demande de remboursement par négociations bilatérales avec le gouvernement français ou recours aux tribunaux ; versement d’argent comptant à tempérament ou de la somme globale, ou investissement dans l’infrastructure (ponts, routes, ports, aéroports, énergie etc...) ; remboursement à un régime corrompu, dictatorial, déprédateur ou aux organisations paysannes, populaires, progressistes haïtiennes sur le terrain déjà engagées dans la construction du pays ; ou toute autre solution appropriée. »
En fait, tout au cours du règne de Napoléon, puis sous la Restauration royaliste (1814-1830), la France continue de faire des tractations, des magouilles, des démarches insidieuses auprès des autres puissances pour chercher à reverser la nouvelle réalité politique en Haïti, souvent en manipulant la lutte de pouvoir entre les multiples protagonistes haïtiens, et souvent par des menaces militaires directes ou camouflées. Étant donné le prestige de la France comme grande puissance impérialiste, l’inacceptabilité du précédent haïtien comme générateur de droits, et surtout les pressions des anciens colons royalistes, qui ont eu le vent en poupe sous le nouveau régime de la Restauration et qui réclament, sinon le rétablissement pur et simple de l’esclavage, du moins la compensation forfaitaire de leurs biens fabuleux, tout cela dans un environnement international hostile, il n’est pas difficile de comprendre le stress et le grand dilemme où se trouvait Haïti. Il y a en cela un lien direct entre la demande d’Aristide, qui embarrassait Jacques Chirac et Dominique de Villepin, et l’intervention politique et militaire française qui aboutit au renversement d’Aristide en février 2004.
Ce n’est pas sans raison que l’une des premières décisions prises par le régime de facto fantoche de Gérard Latortue après le coup d’État franco-étatsunien de février 2004, était « d’abandonner la réclamation de la dette de la restitution à la France », une réclamation qu’il qualifie d’ « illégale ». Il faut lire à ce sujet une intéressante lettre ouverte de Francis Saint-Hubert, un économiste haïtien, adressée à Latortue en avril 2004 où il s’élève contre le rejet par Latortue du bien-fondé de la demande de restitution, observant que la véhémence de la réaction du gouvernement français peut être due « [p]lus probablement [...], à ce qu’il perçoit, sans vouloir l’avouer publiquement, comme une revendication sérieuse, non seulement embarrassante mais potentiellement très coûteuse, supportée par d’irréfutables faits historiques et, de l’avis de beaucoup, des bases juridiques solides ». Critiquant l’argument de l’absence de fondement juridique, Saint-Hubert ajoute : « Aucun pays au monde, sauf Haïti (ni les États-Unis, ni le Mexique, ni la Colombie, ni même, plus près de nous, l’Algérie ou le Vietnam), n’a été contraint de payer la reconnaissance de son indépendance et d’éviter par une dette paralysante le retour forcé de ses citoyens à l’horreur de l’esclavage ». [3]
L’énorme montant, de nature forfaitaire, de la somme exigée dit déjà long sur son importance en 1825 : 150 millions de francs or, renégociée treize ans plus tard, en 1838, à 90 millions. Le nom officiel de l’accord sur la réduction, « Traité de l’amitié », s’avérait un grand précurseur des euphémismes absurdes du Parti républicain aux États-Unis au cours des élections partielles de 1994, qui présentait son programme d’austérité anti-peuple et de la loi et l’ordre comme un positif « Contrat avec l’Amérique », soi-disant favorable au pays, particulièrement à ceux-là qu’on allait dépouiller des protections régulatrices contre les banques prédatrices et des derniers recours à l’assistance sociale. On a estimé que les premiers versements de l’indemnité pour lesquels Haïti a contracté des crédits prohibitifs à la banque centrale de France, ont irrémédiablement affecté le projet de développement d’Haïti, plaçant le pays dans un cercle vicieux d’endettement, d’appauvrissement, d’autoritarisme et de dépendance croissante envers les puissances impérialistes, notamment la France, puis les États-Unis. Les effets cumulatifs nuisibles du cercle vicieux ont décuplé à chaque crise politique, à chaque intervention étrangère impérialiste, à chaque fois qu’on a laissé libre cours aux requins du Bord-de-mer, aux petits boss des usines d’assemblage et aux suceurs de sang de la finance internationale (dont le FMI et la BID) pour déplumer le pays.
À la question du montant exact de la restitution que la France doit à Haïti, Saint-Hubert croit qu’ « Il s’agit en fait, et en surcroît des dommages inestimables causés par l’esclavage lui-même, d’une injustice tout à fait chiffrable en valeur monétaire de son temps, qu’on peut ramener par des méthodes de calculs reconnus en sciences économiques, à une valeur réelle, d’aujourd’hui » [4]. Le chiffre de 17 à 23 milliards de dollars, au taux actuel, généralement avancé est bien crédible, mais je ne doute pas que le montant de compensation réel soit beaucoup plus élevé. Il y a certainement aussi des dommages qui ne sont pas chiffrables ou observables à vue d’oeil mais qui ont néanmoins laissé des empreintes indélébiles dans l’existence des victimes et de leurs descendants.
La fiabilité de la demande de restitution
En fait la somme initiale exigée par le roi Charles X — 150 millions francs or — était cinquante pour cent fois plus élevée que celle déjà exorbitante soumise par les ex-colons pour compenser leurs « pertes ». Il est vrai que cette poule aux oeufs d’or qu’a été la colonie saint-dominguoise de la France pourvoyait à une part importante de son économie, faisant vivre un Français sur sept. La coterie française profitait en effet énormément de l’empire colonial, particulièrement de la colonie de Saint-Domingue dont les exportations dépassaient celles combinées des treize colonies anglaises en Amérique du nord. La production et le commerce des esclaves à Saint-Domingue constituaient le tiers de l’ensemble du commerce des esclaves dans le monde.
Dans des termes qui annoncent les pratiques déprédatrices du Fonds monétaire international (FMI), des 166 millions de francs or qu’Haïti aura empruntés pour satisfaire les obligations de l’indemnité « plus de la moitié, dit Anthony D. Phillips, était retournée aux mêmes banques sous les rubriques de commissions, honoraires et services d’intérêt » [5].
Comme l’a bien dit Phillips, Haïti était acculée à un « choix hobbesien » : ou acquiescer aux demandes françaises ou résister et risquer la continuation de la guerre, jamais résolue, avec la France. Ce dilemme était d’autant plus ardu et tortueux, qu’Haïti était située dans une région contrôlée par des empires rivaux — France, Espagne, Angleterre, Hollande, Portugal, Allemagne et les États-Unis émergeants —, qui se combattent et cherchent à prendre avantage les uns sur les autres mais qui, tous, répugnent Haïti, le nouvel état nègre, et veulent se prémunir contre le « mauvais exemple » que représente sa radicalité révolutionnaire.
Les conditions draconiennes et pernicieusement gourmandes de l’indemnité auraient été impossibles à satisfaire pour n’importe quel autre pays, mais pour Haïti qui se relevait à peine des désastres de la guerre civile et de la guerre d’indépendance, c’était le comble : « La pauvreté de l’Haïti moderne, dit Anthony Phillips, est inextricablement liée à la dette de l’indemnité. Après l’échec de l’imposition directe, les revenus qui payaient la dette provenaient des mêmes commodités qui avaient fait d’Haïti une colonie lucrative. L’économie haïtienne restait enchaînée dans l’exportation des denrées tropicales, bois, sucre et spécialement café (...). Les conséquences d’un tel drainage, même non surprenantes, étaient dévastatrices pour le trésor public. L’éducation, la santé et l’infrastructure restaient pratiquement non financées tout au cours du XIXe siècle » [6].
Cette tournure des choses ne pouvait qu’être nuisible à la jeune république noire. L’économie haïtienne restait ainsi dépendante des mêmes mécanismes de contrôle que durant l’économie esclavagiste du régime colonial. Les impératifs de production pour l’exportation prennent précédence par rapport aux propres besoins du pays. Comme on pouvait bien le prédire, la dureté économique engendre l’instabilité politique, d’autant plus s’il y a des puissances ennemies qui tirent malicieusement les ficelles...
Prémisses de droit
J’ai parlé plus haut de « prémisses de droits » dans le sens qu’accepter que la révolution anti-esclavagiste haïtienne ait porté préjudice aux « biens » des ex-colons en termes de droit, c’est reconnaître que l’esclavage est une activité économique légitime. Or, comme on le sait, en 1825 l’esclavage était déjà reconnu et dénoncé comme un crime en Europe et dans certains milieux politiques en Afrique et dans les Amériques. Anthony Phillips a relevé que même dans l’absence d’une loi ou d’un traité spécifique, certains actes sont considérés sur une base jus cogens, c’est-à-dire « ‘‘acceptés et reconnus par la communauté internationale’’ comme criminels (...). Aujourd’hui, la liste des crimes relevant du jus cogens inclut le génocide, la piraterie, l’esclavage et la traite des esclaves, le meurtre en tant que pratique de l’État, la torture, la détention arbitraire prolongée et la discrimination raciale systématique ».
Un autre point important soulevé par Phillips, c’est l’illégalité de l’esclavage au moment de la demande de l’indemnité : « Le Premier Traité de Paris [30 mai 1814] inclut un engagement pris par la France vaincue et les Alliés vainqueurs (la Grande Bretagne, l’Autriche, la Prusse, la Russie et la Suède) de travailler pour l’abolition de la traite des esclaves. Le Deuxième Traité de Paris de 1815 et le Congrès de Vienne en font suite. Tous les deux traités condamnent la traite des esclaves comme inhumaine et en contradiction avec les pratiques des nations civilisées. Les signataires s’engagent à éradiquer la traite et la pratique de l’esclavage ». [7]
Cela dit, bien qu’il n’y ait aucun précédent légal, comme Phillips nous le rappelle, déjà « établi pour gagner un jugement de restitution historique », la demande de restitution est fondée sur des principes de droits solides, sans compter naturellement les principes de droits moraux qui appellent pour la réparation des torts causés aux autres. Donc, le fait que l’esclavage était reconnu et condamné comme crime dans des traités internationaux signés par la France avant 1825 — date de l’application initiale de l’indemnité —, ça annule le bien-fondé de la demande de compensation pour des biens obtenus par une pratique jugée criminelle.
En réalité, le vrai sujet à droits ou ayant droits, c’est l’ancien esclave victime de l’esclavage et ses descendants. Il y a des biens réels qui ont été accumulés grâce à l’exploitation de ces hommes et femmes transplantés comme bêtes de somme sur une terre étrangère qui leur sert de prison. Biens réels contre dénuement total, ça donne exploitation malhonnête, commerce immoral des humains, donc actions préjudiciables à d’autres humains qui ont droit à réparation, à la réhabilitation de la justice.
Aux États-Unis, il y a un très fort mouvement de revendication qui demande réparation tangible aux descendants des victimes de l’esclavage. Je soutiens cent pour cent une telle revendication. Pour la simple raison que des biens réels ont été amassés grâce à cette injustice, et que des torts réels ont été causés contre des gens réels. Nous ne parlons pas ici d’une abstraction théorique, mais bien d’une réalité historique empirique qui continue à affecter d’une manière néfaste les descendants des victimes. On comprend bien, pour qu’il y ait une véritable réconciliation dans une société — ou dans les relations de nation à nation — où des actes de victimisation ont été causés sur un groupe par un autre, il faut qu’on rectifie les torts causés d’autant plus s’ils continuent à handicaper les descendants des victimes.
La configuration de la restitution
Dans mon effort d’appréhender la problématique de l’indemnité et la question de restitution, j’ai consulté plusieurs sources, l’une d’entre elles est Franck Laraque qui, depuis son ouvrage Défi à la pauvreté, publié en 1987, s’est penché sur la crise économique haïtienne et cherche à y trouver une solution « endogène ». Voici ce qu’il pense de la question de restitution après avoir lu le brouillon du présent texte : « [Je suis ] cent pour cent d’accord avec tes arguments irréfutables et complets montrant le bien-fondé du remboursement d’une ‘‘dette odieuse’’ qui a entraîné l’empire de la faim et la perte de la souveraineté nationale. Néanmoins, ce remboursement soulève d’autres points importants : la responsabilité des gouvernements haïtiens avant la dette et après son remboursement dans le sous-développement du pays ; demande de remboursement par négociations bilatérales avec le gouvernement français ou recours aux tribunaux ; versement d’argent comptant à tempérament ou de la somme globale, ou investissement dans l’infrastructure (ponts, routes, ports, aéroports, énergie etc...) ; remboursement à un régime corrompu, dictatorial, déprédateur ou aux organisations paysannes, populaires, progressistes haïtiennes sur le terrain déjà engagées dans la construction du pays ; ou toute autre solution appropriée. »
En effet, les questions soulevées par Franck Laraque quant à la configuration du remboursement, sitôt assurés le consentement par la France de la juste valeur de la réclamation et sa disposition à s’en acquitter, s’avèreront très importantes, car cette configuration pourrait prendre des formes non nécessairement profitables au pays. Sitôt réglée la question de la représentation de l’instance habilitée à recevoir le remboursement (je pense personellement qu’il doit être une question de gouvernement à gouvernement), on peut imaginer plusieurs options.
Je suis, pour ma part, favorable à une option qui mette l’emphase sur l’infrastructure, étant donné l’impact néfaste que le paiement de l’indemnité a eu sur le développement de l’infrastructure, partant sur le développement d’Haïti. Naturellement, dans le cas d’Haïti, on ne peut pas parler de l’infrastructure sans adresser le problème de la dégradation de l’environnement écologique. Le remboursement par la France peut prendre donc la forme de financement (et de partage d’expertise) dans la construction de ponts, routes, ports, aéroports, écoles, et dans la préservation/conservation de l’environnement, dans la reforestation, dans la protection des rivières, des plages, etc. On peut aussi, à la limite, accepter le remboursement en raison de la formule 50/50 échelonnée sur plusieurs années : 50% en liquidités et 50% en financement des projets infrastructurels.
La dette étasunienne
À la suite de l’occupation étatsunienne d’Haïti en 1915, le service de la dette de l’indemnité était transféré à la National City Bank of New York, une banque américaine (rebaptisée aujourd’hui Citi Bank). Bien entendu cette banque pillait jusqu’aux os le Trésor haïtien, protégée par la baïonnette des marines. En fait, le contrôle du Trésor haïtien par les Étatsuniens précédait de cinq ans l’occupation militaire d’Haïti quand la Banque Nationale d’Haïti fut remplacée par la Banque Nationale de la République d’Haïti, une banque contrôlée par la National City Bank. Craignant la menace que faisait peser l’instabilité politique sur la bonne marche de son capital, la National City Bank faisait tout pour contrôler totalement la douane et la finance haïtiennes, y compris un raid armé en décembre 1914 par les marines étatsuniens sur la Banque Nationale de la République d’Haïti, emportant plus d’un demi-million de dollars US qui furent déposés directement à la National City Bank de New York. La subséquente occupation de juillet 1915, décidée par l’administration de Woodrow Wilson, était déterminée pour une grande part par ces intérêts économiques.
Ce sera une autre histoire et tout un autre ordre de réclamation que celle touchant à la dette des États-Unis envers Haïti, non seulement la dette morale pour avoir participé militairement et aidé à leur indépendance et pour leur avoir favorisé, par l’achat de la Louisiane, de l’acquisition de plus du double de leur superficie de l’époque, mais aussi la dette en valeur monétaire de leur pillage d’Haïti de 1910 à 1947, date du dernier versement de l’indemnité. Il y a aussi la dette de la destruction de l’agriculture haïtienne par l’acquisition manipulatoire des terres arables et leur affectation à l’exploitation exclusive du sisal et de la canne à sucre, le remplacement des cochons noirs et marrons par les cochons blancs, le riz local par le riz étatsunien fédéralement subventionné, donc rivalisant à peu de frais avec la production locale. Il y a surtout la dette quant à la réparation qui est due à Haïti pour les massacres des résistants et des civils haïtiens durant l’occupation qui dure de 1915 à 1934, mais qui continue voilée dans la complicité avec les dictateurs cruels, servants de l’oligarchie, la permissivité envers la bourgeoisie parasite et déprédatrice qui écorche le pays à vif. Il est vrai que beaucoup de courageux Étatsuniens ont reconnu ces dettes et sont solidaires de l’aspiration d’Haïti pour la justice et l’autodétermination nationale, mais il faut que le gouvernement étatsunien lui-même les reconnaisse, non seulement sous les traits de regrets de crocodile d’un ancien président, mais par des actions de solidarité pratiques de la part de la présente — ou de toute prochaine — administration étatsunienne.
Le recours et l’application de la justice sont possibles
Contrairement aux propos désobligeants des hommes comme Gérard Latortue qui qualifient la demande de restitution d’Aristide d’ « illégale » — ou d’« inappropriée » dans le cas de Depestre », cette revendication est juridiquement fondée dans la doctrine du droit européen appelée « l’enrichissement injuste » en vigueur depuis le début du XVIIIe siècle.
L’article d’Anthony D. Phillips — « Haiti’s Independence Debt and Prospects for Restitution » — est divisé en deux parties, la première est une narration historique de l’indemnité, particulièrement son rapport génésiaque avec à la fois la crise endémique, l’endettement et la dépendance qu’il nourrit, l’état de pauvreté continuel, la reproduction de l’autoritarisme et de l’autodestruction. Il ne l’a pas dit en ces termes précisément, mais on voit bien, à le lire, que tout revient à cette méchanceté originelle. La deuxième partie touche à la réclamation de restitution selon un empirisme légal fondé sur les torts réels causés et les recours possibles pour appliquer la restitution et obtenir satisfaction.
Parmi les procédés possibles, il y a bien sûr la reprise de la demande de restitution par un nouveau gouvernement haïtien, secondée (ou incitée) par une pression publique insoutenable (comme par exemple le canular lui-même, la pétition des intellectuels à Sarkozy, la clameur publique, etc.). Il y a aussi l’option qu’ont toujours les individus, citoyens civils haïtiens, d’appeler en justice l’État français (pour les torts causés à leurs ancêtres et dont ils continuent à souffrir les conséquences), selon la doctrine de l’enrichissement injuste. Si on peut prouver qu’il y avait « transfert de richesse » obtenu par l’extorsion ou la violence physique, et qui, de plus, a causé des torts et aggravations chez des plaignants, cette doctrine légale appelle à restitution ou « redressement ». Des descendants d’esclaves noirs étatsuniens et descendants des victimes de l’holocauste se sont servis de cette doctrine légale pour appeler en justice des compagnies profiteuses de l’esclavage, ou, dans le cas des Juifs, les États allemand et suisse, pour exactions contre leurs congénères durant la Deuxième guerre mondiale. Anthony Phillips l’a bien rappelé : « Le transfert des richesses de Haïti à la France et de Haïti aux différentes banques qui finançaient la dette de l’Indépendance est bien établi. Des réclamations détaillées, soumises par des anciens possédants d’esclaves pour compensation, y compris la valeur monétaire de la ‘‘perte’’ des esclaves, et formant le fondement pour la demande du gouvernement français, sont documentées. De même, les termes de l’ordonnance de 1825 et les comptes-rendus des négociations ont survécu. Le gouvernement français a reconnu avoir reçu le paiement de 90 000 000 de francs or. L’histoire du premier paiement — 24 000 000 de francs or —, transporté à travers Paris, sortant des coffres de Ternaux Grandolphe et Compagnie pour être déposé aux coffres du Trésor français, est enregistrée ». [8]
Bref, il existe d’amples documentations historiques qui témoignent, détails à l’appui, de l’application systématique de l’escroquerie française à l’encontre d’Haïti, handicapant ainsi structurellement, puisque faite sur un plan continu, répété et s’allongeant sur plusieurs générations, le projet de développement économique d’Haïti. La France doit restituer cet argent. C’est une question de décence et de justice. Le canular sur la restitution a invoqué les terribles dommages causés par le tremblement de terre du 12 janvier 2010 en Haïti comme justification morale de la décision prise par la France pour rembourser la rançon de l’indemnité. C’est en effet une très noble justification, étant donné l’état mille fois déplorable où se trouve le pays suite à ce désastre. La France est un pays très riche dont une bonne part de la richesse est tirée de l’exploitation de ses anciennes colonies, y compris Saint Domingue. Rembourser à Haïti cet argent, c’est faire oeuvre à la fois de magnanimité et de justice — quelque tardive qu’elle soit.
Boston août 2010
Rédacteur-en-chef de la revue Tanbou — www.tanbou.com
NOTES
[1] Cf. René Depestre, Encore une mer à traverser, Éditions Table Ronde, 2005Je suis, pour ma part, favorable à une option qui mette l’emphase sur l’infrastructure, étant donné l’impact néfaste que le paiement de l’indemnité a eu sur le développement de l’infrastructure, partant sur le développement d’Haïti. Naturellement, dans le cas d’Haïti, on ne peut pas parler de l’infrastructure sans adresser le problème de la dégradation de l’environnement écologique. Le remboursement par la France peut prendre donc la forme de financement (et de partage d’expertise) dans la construction de ponts, routes, ports, aéroports, écoles, et dans la préservation/conservation de l’environnement, dans la reforestation, dans la protection des rivières, des plages, etc. On peut aussi, à la limite, accepter le remboursement en raison de la formule 50/50 échelonnée sur plusieurs années : 50% en liquidités et 50% en financement des projets infrastructurels.
La dette étasunienne
À la suite de l’occupation étatsunienne d’Haïti en 1915, le service de la dette de l’indemnité était transféré à la National City Bank of New York, une banque américaine (rebaptisée aujourd’hui Citi Bank). Bien entendu cette banque pillait jusqu’aux os le Trésor haïtien, protégée par la baïonnette des marines. En fait, le contrôle du Trésor haïtien par les Étatsuniens précédait de cinq ans l’occupation militaire d’Haïti quand la Banque Nationale d’Haïti fut remplacée par la Banque Nationale de la République d’Haïti, une banque contrôlée par la National City Bank. Craignant la menace que faisait peser l’instabilité politique sur la bonne marche de son capital, la National City Bank faisait tout pour contrôler totalement la douane et la finance haïtiennes, y compris un raid armé en décembre 1914 par les marines étatsuniens sur la Banque Nationale de la République d’Haïti, emportant plus d’un demi-million de dollars US qui furent déposés directement à la National City Bank de New York. La subséquente occupation de juillet 1915, décidée par l’administration de Woodrow Wilson, était déterminée pour une grande part par ces intérêts économiques.
Ce sera une autre histoire et tout un autre ordre de réclamation que celle touchant à la dette des États-Unis envers Haïti, non seulement la dette morale pour avoir participé militairement et aidé à leur indépendance et pour leur avoir favorisé, par l’achat de la Louisiane, de l’acquisition de plus du double de leur superficie de l’époque, mais aussi la dette en valeur monétaire de leur pillage d’Haïti de 1910 à 1947, date du dernier versement de l’indemnité. Il y a aussi la dette de la destruction de l’agriculture haïtienne par l’acquisition manipulatoire des terres arables et leur affectation à l’exploitation exclusive du sisal et de la canne à sucre, le remplacement des cochons noirs et marrons par les cochons blancs, le riz local par le riz étatsunien fédéralement subventionné, donc rivalisant à peu de frais avec la production locale. Il y a surtout la dette quant à la réparation qui est due à Haïti pour les massacres des résistants et des civils haïtiens durant l’occupation qui dure de 1915 à 1934, mais qui continue voilée dans la complicité avec les dictateurs cruels, servants de l’oligarchie, la permissivité envers la bourgeoisie parasite et déprédatrice qui écorche le pays à vif. Il est vrai que beaucoup de courageux Étatsuniens ont reconnu ces dettes et sont solidaires de l’aspiration d’Haïti pour la justice et l’autodétermination nationale, mais il faut que le gouvernement étatsunien lui-même les reconnaisse, non seulement sous les traits de regrets de crocodile d’un ancien président, mais par des actions de solidarité pratiques de la part de la présente — ou de toute prochaine — administration étatsunienne.
Le recours et l’application de la justice sont possibles
Contrairement aux propos désobligeants des hommes comme Gérard Latortue qui qualifient la demande de restitution d’Aristide d’ « illégale » — ou d’« inappropriée » dans le cas de Depestre », cette revendication est juridiquement fondée dans la doctrine du droit européen appelée « l’enrichissement injuste » en vigueur depuis le début du XVIIIe siècle.
L’article d’Anthony D. Phillips — « Haiti’s Independence Debt and Prospects for Restitution » — est divisé en deux parties, la première est une narration historique de l’indemnité, particulièrement son rapport génésiaque avec à la fois la crise endémique, l’endettement et la dépendance qu’il nourrit, l’état de pauvreté continuel, la reproduction de l’autoritarisme et de l’autodestruction. Il ne l’a pas dit en ces termes précisément, mais on voit bien, à le lire, que tout revient à cette méchanceté originelle. La deuxième partie touche à la réclamation de restitution selon un empirisme légal fondé sur les torts réels causés et les recours possibles pour appliquer la restitution et obtenir satisfaction.
Parmi les procédés possibles, il y a bien sûr la reprise de la demande de restitution par un nouveau gouvernement haïtien, secondée (ou incitée) par une pression publique insoutenable (comme par exemple le canular lui-même, la pétition des intellectuels à Sarkozy, la clameur publique, etc.). Il y a aussi l’option qu’ont toujours les individus, citoyens civils haïtiens, d’appeler en justice l’État français (pour les torts causés à leurs ancêtres et dont ils continuent à souffrir les conséquences), selon la doctrine de l’enrichissement injuste. Si on peut prouver qu’il y avait « transfert de richesse » obtenu par l’extorsion ou la violence physique, et qui, de plus, a causé des torts et aggravations chez des plaignants, cette doctrine légale appelle à restitution ou « redressement ». Des descendants d’esclaves noirs étatsuniens et descendants des victimes de l’holocauste se sont servis de cette doctrine légale pour appeler en justice des compagnies profiteuses de l’esclavage, ou, dans le cas des Juifs, les États allemand et suisse, pour exactions contre leurs congénères durant la Deuxième guerre mondiale. Anthony Phillips l’a bien rappelé : « Le transfert des richesses de Haïti à la France et de Haïti aux différentes banques qui finançaient la dette de l’Indépendance est bien établi. Des réclamations détaillées, soumises par des anciens possédants d’esclaves pour compensation, y compris la valeur monétaire de la ‘‘perte’’ des esclaves, et formant le fondement pour la demande du gouvernement français, sont documentées. De même, les termes de l’ordonnance de 1825 et les comptes-rendus des négociations ont survécu. Le gouvernement français a reconnu avoir reçu le paiement de 90 000 000 de francs or. L’histoire du premier paiement — 24 000 000 de francs or —, transporté à travers Paris, sortant des coffres de Ternaux Grandolphe et Compagnie pour être déposé aux coffres du Trésor français, est enregistrée ». [8]
Bref, il existe d’amples documentations historiques qui témoignent, détails à l’appui, de l’application systématique de l’escroquerie française à l’encontre d’Haïti, handicapant ainsi structurellement, puisque faite sur un plan continu, répété et s’allongeant sur plusieurs générations, le projet de développement économique d’Haïti. La France doit restituer cet argent. C’est une question de décence et de justice. Le canular sur la restitution a invoqué les terribles dommages causés par le tremblement de terre du 12 janvier 2010 en Haïti comme justification morale de la décision prise par la France pour rembourser la rançon de l’indemnité. C’est en effet une très noble justification, étant donné l’état mille fois déplorable où se trouve le pays suite à ce désastre. La France est un pays très riche dont une bonne part de la richesse est tirée de l’exploitation de ses anciennes colonies, y compris Saint Domingue. Rembourser à Haïti cet argent, c’est faire oeuvre à la fois de magnanimité et de justice — quelque tardive qu’elle soit.
Boston août 2010
Rédacteur-en-chef de la revue Tanbou — www.tanbou.com
NOTES
[21]Cf. Tontongi, Critique de la francophonie haïtienne, éd. l’Harmattan, Paris, 2008. Lire en particulier les chapitres « Quand "l’instruction musclée" mène au panégyrique autocolonialiste » et « Régis Debray ou le détour déboussolé ». « Depestre présente l’accord sur l’indemnité non pas comme une imposition impérialiste mais comme une manœuvre stratégique de la part des dirigeants haïtiens "de négocier, après coup, une indépendance déjà conquise héroïquement sur les champs de bataille. (…) D’où, pour sortir du ghetto international, en 1825, la décision d’indemniser, à la hauteur de 150 millions de francs or, les colons qui avaient perdu tous leurs biens dans une tourmente qui avait duré douze ans, de 1791 à 1804". On sentait des larmes couler de ses yeux pour cette grande injustice faite aux colons français ! » [R. Depestre, Encore une mer à traverser].
[3] « Francis Saint-Hubert conteste la prétention de Gérard Latortue d’abandonner la demande haïtienne de restitution de l’indemnité de l’indépendance extorquée par la France ». « [En tant qu’économiste, Monsieur le Premier Ministre, vous savez certainement que la valeur actuelle d’un investissement dépend de deux facteurs : le taux d’intérêt et le temps considérés. À lui seul et à 5% d’intérêt, l’investissement du premier versement de 5 millions de dollars, payé à la France en décembre 1825, rapporterait à Haïti en 2004 (soit 179 ans plus tard) plus de 30 milliards de dollars US ! Cette valeur est donc moins "onirique" que pense M Debray.] » http://haitiechanges.free.fr/diplof...
[4] Ibid...
[5] Pour une analyse plus détaillée de la question de la dette d’Indépendance d’Haïti et la demande de restitution, il faut lire l’excellent article d’Anthony D. Phillips « Haiti’s Independence Debt and Prospects for Restitution ». On peut le trouver sur le site de l’organisation Institute For Justice and Democracy in Haiti : http://ijdh.org/wordpress/wpcontent...
[6] Ibid... Notre traduction de l’anglais.
[7] Ibid... Notre traduction de l’anglais.
[8] Ibid... Notre traduction de l’anglais.
Jafrikayiti
"Depi nan Ginen bon Nèg ap ede Nèg!"
(Brotherhood is as Ancient as Motherland Africa)