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Un film sorti récemment, la Venus Noire, et les propos racistes d'un vieux monsieur tenus un jour à 13 h sur une chaîne de télévision publique. Peut-on faire un parallèle entre ces faits de l'actualité récente, tracer une perspective, en survolant deux siècles d'histoire sans faire un de ces raccourcis faciles qui ne font pas avancer la réflexion. On peut essayer tant le rapprochement, au final, semble possible, sinon évident. Le film est celui de Abdelladif Kecchiche, la Venus Noire, qui relate la vie au début du 19e siècle, d'une jeune femme africaine transportée à Londres puis à ¨Paris comme un phénomène de foire d'abord, puis comme objet d'étude pour des scientifiques sans cœur ni âme. Une histoire vraie. La Vénus Noire si on lit la plupart des critiques est un film difficilement supportable, quasiment insoutenable pour certains. Les scènes d'humiliation longues et répétées, cruelles, au cours desquelles cette femme noire est traitée comme une bête sauvage n'épargnent pas le spectateur. Au final pourtant on peut dire que Kecchiche a trouvé la distance, le ton qui permettent au film d'échapper à une description par trop réductrice du racisme. Sarah, la femme Hottentote est maltraitée par les hommes, parce qu'elle est noire, parce qu'elle est femme, parce qu'elle est différente. C'est l'un des aspects du film qu'on peut retenir.
Et le racisme ? Le public londonien et parisien était à la fois frustre, craintif, cruel, curieux, peu cultivé, mal informé. Le cinéaste n'accable pas ce public. Il n'a pas la même indulgence pour les scientifiques auquel Sarah a été confrontée. Eux étaient informés et cultivés, ils connaissaient les auteurs du siècle précédent qui avaient entrepris de dénoncer l'esclavage et le racisme et pourtant ces hommes de science n'ont voulu regarder Sarah que comme un animal, avec plus de froideur et de mépris que le public de foire.
Une rationalité qui a pollué les esprits
Qui étaient ces scientifiques ? Leur chef de file était Georges Cuvier considéré aujourd'hui encore comme le « père de l'anatomie moderne » et un grand nom de la zoologie. Le premier tome de sa biographie publié en 2006 aux éditions Odile Jacob a pour titre « Naissance d'un génie ».
Kechiche dans son film montre un génie lisse et sans âme qui a pour préoccupation de démontrer que Sarah n'appartient pas au genre humain, qu'elle est proche de l'orang-outang, justifiant ainsi la supériorité des blancs sur les noirs. C'est l'autre aspect du film, proche de la réalité historique. Cuvier, réputé complaisant avec les pouvoirs en place, représentait un courant dominant de la pensée européenne du début du 19e siècle, fondé sur les préjugés racistes. À aucun moment le scientifique ne perçoit l'humanité que porte la jeune femme, ses émotions, sa sensibilité extrême à la musique et à tout ce qui l'entoure, il ne voit en elle qu'un corps à disséquer. Les conclusions de Cuvier dans son siècle — Sarah est plus proche de l'animal que de l'être humain — justifient les conquêtes de territoire et la création d'empires coloniaux, c'était bien utile à l'époque. Que reste-t-il de ces errements au 21em siècle ?
Sans penser à mal.
Nous en arrivons ainsi à Guerlain et ses interrogations sur le travail des nègres. Il y a eu ses propos tenus sur une chaîne publique, quelques réactions isolées d'abord, puis la chaîne mise en demeure par la CSA pour non-maîtrise de son antenne. Cela signifie quoi ? Qu'un vieux monsieur de 73 ans, héritier d'une riche famille, les Guerlain, lui-même dirigeant de cette entreprise jusqu'en 2002 s'est « lâché » devant les caméras. Il a dit : « Travailler comme un nègre, mais au fait les nègres travaillent-il vraiment ? » Parlait-on ainsi dans la famille Guerlain, utilisait-on ce vocabulaire? La "spontanéité" du propos devant la caméra peut le laisser penser. On ne peut en tout cas ignorer que dans de nombreuses familles françaises et européennes on parlait ainsi, sans penser à mal, sans soupçonner un instant que ces propos étaient humiliants pour une partie du genre humain. Tout simplement parce que des scientifiques comme Cuvier, des livres d'écoles, des films pendant des décennies ont entretenu ce regard sur l'autre, nourri les préjugés sur le lointain, sur l'étranger, le sauvage.
Ce regard a évolué en 2010. Encore heureux. Guerlain a dû s'excuser et Kechiche a mis en scène Sarah, il lui rend sa qualité de femme, d'être humain, de comédienne qu'elle voulait être en jouant la « sauvage » qu'elle n'était pas. Il lui rend sa dignité et par ce film la replace dans notre mémoire.
En a-t-on pour autant fini avec la mauvaise mesure de l'homme et des valeurs humaines ? Il est à craindre que d'autres apprentis sorciers, scientifiques et théoriciens sans âmes ni conscience, Cuvier du XXIe siècle hantent toujours la planète. Bref, faut-il faire aveuglément confiance aux scientifiques ? On l'a cru longtemps, on sait depuis Cuvier qu'il faut garder la part du doute.