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Culture: Le plurilinguisme de la Suisse Par ALINE JACCOTTET

Pas d'égalité entre les langues nationales.
Une Suisse qui se décline au pluriel. dr

On dit de la Suisse q elle quadrilingue. Mais entre la théorie et ce qu'on entend dans les couloirs de l'administration fédérale, le fossé est parfois abyssal. Un colloque organisé hier en préambule du XIIIe Sommet de la Francophonie fait la lumière sur le problème.

«Sprechen Sie deutsch?» Si la question vous effraye, vous êtes mal parti.

Car que vous le vouliez ou non, le suisse alémanique domine massivement l'expression linguistique de notre pays. Ioannis Papadopoulos, professeur de politique suisse, le savait déjà. Mais l'étude qu'il a menée récemment sur le sujet l'a conforté dans son opinion: la langue est prétexte à la discrimination. Notamment dans l'administration fédérale.

Italophones, vous êtes fichus! En effet, les Tessinois sont en mauvaise posture. Sous la coupole, aucun texte législatif important n'est rédigé en italien, et un sur dix seulement l'est en français. Et puis, impossible ou presque de parler italien au bureau: ceux qui le maîtrisent, hormis les natifs, sont rarissimes. Pire: un Tessinois est discriminé dès l'embauche déjà. Car il devra parler quasi parfaitement le français et l'allemand pour se faire comprendre de l'écrasante majorité de ses collègues. «Impossible donc de se faire entendre, au sens propre comme au figuré» souligne Ioannis Papadopoulos.
Adieu Röstigraben?

Et pourtant, hors de la coupole, le Röstigraben n'existerait pas, du moins dans les votations. C'est Oscar Mazzoleni, professeur en politique suisse à l'Université de Genève, qui l'affirme. «Depuis 1875, les minorités linguistiques ne votent différemment de la majorité que dans 5 à 15% des cas, soit très, très rarement.»

Ce qui ne signifie pas pour autant que les clivages aient disparu. Personne n'oublie la votation récente sur l'assurance-chômage ou celle, plus ancienne, sur l'Espace Economique Européen... La clé de voûte de cette «unité dans la diversité» résiderait, en fait, dans la démocratie directe.

Car initiative et référendum permettent aux minorités de toutes sortes de faire entendre. Et comme le souligne Ueli Windisch, professeur en sociologie à l'Université de Genève, «une minorité qui peut s'épanouir renforce la cohésion d'une nation».
En questions

Ecrivain et professeur de littérature à l'Université de Lausanne, Etienne Barilier intervenait hier dans le cadre du colloque. Quelques questions à un grand amoureux de la langue française.

Votre conférence s'intitule: «la démocratie parle-t-elle français?» Pouvez-vous m'expliquer ce titre?

Il est un peu provocateur, car il sous-entend que certains régimes politiques, influencés par la langue du pays dans lequel ils se développent, sont meilleurs que d'autres.

Mais bien sûr, la notion de démocratie est potentiellement universelle. Par ce titre, j'entendais aborder le lien qui lie la mentalité d'un pays et sa langue, et en quoi la langue est révélatrice d'un état d'esprit.

D'où vient l'idée selon laquelle langue et mentalité seraient liées?

Elle remonte au moins au XIXe siècle, au moment du déploiement de la linguistique comparée dans les sphères académiques. Conjointement, dans cette époque romantique, on se passionne pour l'âme des peuples, en imaginant que chaque nation a la sienne, singulière. C'est à ce moment que l'on réalise que la langue n'est pas qu'un moyen neutre d'exprimer une idée, mais un monde en elle-même.

N'y a-t-il pas un risque de dérive raciste? On pense à des travaux de la même époque qui étaient parvenus à la conclusion que, l'hébreu n'ayant soi-disant jamais évolué pendant des siècles, l'esprit des juifs était forcément obtus...

Des chercheurs tels que Herbert et Humboldt n'avaient absolument pas l'intention de faire de leur travail un prétexte à la haine. Ils voulaient surtout rendre compte de la diversité humaine. Hélas, en effet, les nazis ne se sont pas gênés pour détourner leurs résultats à des fins terribles.

Vous dites que le caractère de la langue se manifeste, en premier lieu, par la littérature...

Voyez, par exemple, les «Lettres persanes» de Montesquieu, véritable manifeste contre le despotisme, en Europe mais également en Orient, d'où le titre. Eh bien, son oeuvre continue à avoir un tel impact qu'elle a été reprise par une auteure iranienne exilée à Paris, Chahdortt Djavann.

En 2006, c'est à travers un livre, «Comment peut-on être français?» qu'elle s'est appuyée sur Montesquieu pour dénoncer les dérives totalitaires de l'Iran, et célébrer l'ouverture de la France. Oui, la littérature transmet non seulement la beauté de la langue, mais elle porte l'esprit de ceux qui en sont les locuteurs.

Ne pensez-vous pas que cette littérature soit désormais menacée par l'internet, par exemple?

Ne nous leurrons pas, le nombre des gens qui lisent a toujours été peu élevé. Et dans ce contexte, on pourrait même défendre l'internet, qui donne le moyen à tout un chacun d'aller lire des oeuvres sur son ordinateur!

Cependant, la jouissance de la littérature requiert le silence et la paix intérieure. En ce sens, je suis convaincu que c'est par elle, et par l'art, que l'homme prend conscience de lui-même.