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Premiers et ultimes écrits de Nabokov

Ce 23 avril, Vladimir Nabokov aurait eu 111 ans. Amoureux de la symétrie et des heureuses coïncidences (les chiffres 23 et 4 apparaissent partout dans son oeuvre), il aurait sans doute apprécié la date de parution, chez Gallimard, de son dernier roman - si tant est qu'il eût jamais imaginé que ce roman pût un jour être publié. Il s'agit de L'Original de Laura, dont Nabokov avait demandé peu avant sa mort, en 1977, que le manuscrit soit brûlé, s'il venait à décéder avant de l'avoir achevé. Son épouse, Véra Nabokov, ne se sentit pas le courage de brûler Laura. Après sa mort en 1991, il revenait donc à Dmitri - leur fils unique et aujourd'hui seul exécuteur testamentaire - de prendre la décision de brûler ou non le manuscrit enfermé depuis 1977 dans un coffre-fort suisse. En 2009, après des années de douloureuses tergiversations, il se décida à publier cet assemblage de 138 fiches bristol minutieusement noircies au crayon à papier.

Le résultat est un livre frêle et fragmenté, constitué d'une brève succession de chapitres s'effilochant parfois en séquences rhapsodiques. Çà et là, néanmoins, on y perçoit toujours les signatures lumineuses du maître, ou bien l'esquisse d'un dessin encore à peine formé, mais dont on devine la beauté, à jamais ensevelie.

Comme dans un miroir nabokovien, Gallimard publie également une édition des Nouvelles complètes (dont deux inédites en français), comprenant un grand nombre de textes de jeunesse. Classées ici par ordre chronologique de publication, de 1921 à 1958, ces nouvelles ont été écrites soit en russe, soit en anglais (Nabokov se mit à écrire en anglais en 1940 et ne composa plus en russe).

"PROMESSES EXTATIQUES"

Parmi ces nouvelles, les deux inédites - "Natacha" (écrite vers 1921 et retrouvée dans les archives de Washington) et "Le Mot" (1923) - avaient été traduites en anglais par Dmitri Nabokov et publiées pour la première fois dans le New Yorker en 2008 et 2005, respectivement. La première raconte l'histoire, dans les années 1920, d'une jeune femme, de son prétendant et de son père mourant, dans un logement berlinois de l'immigration russe. La deuxième est une étrange fable mystique, un voyage dans un au-delà paradisiaque où un ange livre, en l'espace d'un seul mot, le secret de toutes les béatitudes. La différence entre ces deux textes offre ainsi d'emblée une idée de l'immense variété de couleurs, de personnages et d'incidents à l'oeuvre dans ces soixante-sept nouvelles.

Nabokov lui-même vécut à Berlin pendant près de quinze ans, jusqu'en 1937, puis à Paris et ensuite aux Etats-Unis dès 1940. C'est pour cela qu'un grand nombre des textes de jeunesse - qu'ils soient burlesques ou lyriques - ont pour décor particulier la vie berlinoise des Russes blancs. Dans "Ici on parle russe" (1923), un agent soviétique est emprisonné à perpétuité dans la salle de bains de l'appartement berlinois d'une famille d'immigrés russes. Dans la très belle nouvelle intitulée "Léthargie" (1935), un jeune poète mène une existence âpre et mélancolique à Berlin, mais ressent néanmoins un bonheur sans nul autre pareil dans la composition de vers russes : "En cet instant, écrit-il, je fais confiance aux promesses extatiques du vers qui respire encore, qui tournoie, mon visage est humide de larmes, mon coeur éclate de bonheur et je sais que cette joie est la plus grande que l'on puisse connaître sur terre."

De temps à autre, comme dans "Le Mot", on découvre chez le jeune Nabokov un lyrisme absolument débordant, doublé d'un fort mysticisme qui, alors même qu'il semble disparaître au fil des ans, ne fait qu'emprunter de nouvelles formes qui se retrouveront jusque dans les romans de la dernière maturité. Il y a aussi, à travers l'ensemble des textes, des éléments prégnants de science-fiction et de fantaisie, comme dans "Le Dragon" (1924), où une créature avide de chair fraîche et de printemps s'aventure hors de sa caverne après une retraite de dix siècles, ainsi que dans "Un poète oublié" (1947), où un poète noyé depuis cinquante ans arrive à un banquet tenu en son honneur.

Dans "Les Soeurs Vane" (1951), le narrateur repense à son histoire avec deux soeurs, désormais décédées. Or celles-ci trament, à son insu, des acrostiches dans son dernier paragraphe, afin d'envoyer un signal d'un autre monde et d'affirmer, note Nabokov en exergue, "leur mystérieuse participation à son récit". Et l'écrivain d'ajouter, avec l'extraordinaire aplomb qui caractérise ses propres jugements littéraires : "Tenter de réussir un tel tour de passe-passe n'est possible qu'une fois en mille ans de fiction, qu'il soit ou non couronné de succès est une tout autre affaire."

L'ARCHIPEL DE LA COULEUR

La thématique nabokovienne se lit partout dans ce recueil, celle de la perte ou de l'absence d'un amant, de l'exil, de la trahison aussi. Les pressentiments abondent, les rêves ou les hallucinations. Miroirs, ombres et papillons peuplent les mille tableaux. Quant à la technique narrative, on sent également au fur et à mesure des années la main de l'auteur s'affermir. Finesses de l'intrigue, entrelacements de coïncidences, menus indices placés ici et là et dont on retrouve la trace au détour d'un paragraphe, d'une page entière. Mais, de toute évidence, la maturité est déjà à l'oeuvre dans la première jeunesse. Et l'attention si nabokovienne à l'archipel de la couleur, à la brillance du monde, nourrit ces textes de part en part. Il suffit de lire cette phrase qui ouvre "Détails d'un coucher de soleil" (1924) : "Le dernier tramway disparaissait dans l'obscurité de la rue comme un miroir, et, au-dessus, le long du câble, l'étincelle crépitante et frémissante d'un feu de Bengale filait au loin comme une étoile bleue."

De nouveaux inédits sont désormais en cours de préparation par Dmitri Nabokov. Il s'agit notamment d'une collection des poésies de jeunesse de l'écrivain (en russe et en anglais), ainsi qu'une édition de la magnifique correspondance entre son épouse, Véra, et lui-même, de 1925 à 1977, fruit d'une entente amoureuse profonde et singulière dans l'histoire littéraire.

Au soir du 2 juillet 1977, quelques heures après la mort de Nabokov, les fiches cartonnées de Laura sans doute déposées non loin d'eux dans une petite boîte, Véra et Dmitri s'étaient éloignés de l'hôpital, à Lausanne, dans une voiture de course conduite par Dmitri. Véra, impassible, avait murmuré : "Louons un avion et écrasons-nous."