Y a-t-il une différence entre la philosophie africaine et la philosophie occidentale ? Dans le contexte de la philosophie africaine, cette question peut paraître comme un piège. Car elle suppose comme données d’une part la philosophie africaine et de l’autre la philosophie occidentale. Lalèyê appelle à ‘démystifier les rapports faussement établis entre la philosophie et [sa] définition’.
Instruit de l’histoire de sa discipline, il apporte une contribution remarquable à l’activité philosophique africaine. C’est ainsi que Lalèyê (1970) renouvelle totalement l’approche de la description de l’être dans la philosophie africaine. En effet, il démontre très bien comment à la nature de l’être en soi comme question originaire de l’ontologie occidentale, la pensée yoruba substitue celle de la relation de l’être en soi avec ses déterminations. Cette ontologie de relation n’a, en effet, pas besoin d’être conjuguée avec le verbe ‘être’, car ce qu’elle désire c’est la possession, que lui offre le verbe ‘avoir’, et cela même pour dire le ‘ce qui est’, qui est toujours un ‘ce qui a’.
Jean-Godefroy Bidima, un philosophe camerounais, a préfacé la première édition (Xamal, Dakar, 2003), sous le titre : ‘dire, lire et philosopher en Afrique’. Il donne une appréciation qui mérite d’être connue de la communauté scientifique africaine : ‘Cette ignorance savante (docta ignorantia comme le dit Nicolas de Cues)’ est conjuguée ici par Lalèyê qui ne verse pas dans le réflexe dichotomiste et infamant, valorisant d’un côté les philosophes et de l’autre stigmatisant les ethnophilosophes. Il donne, à travers les réponses claires à des problématiques compliquées, l’envie de philosopher.
Les critères qui permettent de qualifier une pensée de philosophique
Les huit questions regroupées dans la première partie du livre sont intitulées : nature de la philosophie et nature de la philosophie africaine. Elles partent, chacune, des besoins spontanés et naturels de ceux qui les ont formulées. Ces questions sont spontanées parce qu’elles ne soupçonnent pas la complexité habituelle de la définition de la philosophie par elle-même ; elles ne s’imaginent pas la récurrence lancinante de l’effort de définition intérieur à l’activité philosophique et à son histoire. Ces questions sont également naturelles parce qu’elles rendent compte avec une naïveté compréhensible et excusable de l’intérêt pour la philosophie africaine sans se douter de la nécessité de passer d’abord par une définition de la philosophie.
La question n°4 : quels sont les critères qui permettent de qualifier une pensée de philosophique ? peut être considérée comme le pivot de l’effort déployé pour dire ici ce que sont dans leur nature d’un côté la philosophie africaine et de l’autre, la philosophie au sens courant du terme. En envisageant les relations de la philosophie africaine avec elle-même, avec l’ethnologie et avec l’anthropologie, cette première partie offre au lecteur de quoi se constituer un premier ensemble d’idées réduites à leurs plus simples expressions et destinées à qui désire s’informer sur la philosophie africaine.
Par l’expression ‘spécifiquement africaine’, lorsqu’on parle de philosophie, on peut vouloir dire trois choses : la philosophie a pour sujet producteur des Africains, l’objet de cette philosophie est l’Afrique ; le lieu où cette philosophie a été produite est l’Afrique. Chacune de ces trois significations de l’expression ‘spécifiquement africaine’ possède ses propres implications.
Lorsqu’on l’examine de près, cette question semble contenir elle-même sa réponse car si l’on a soi-même commencé par en reconnaître une philosophie comme africaine et une autre philosophie occidentale, on serait inconséquent de se demander en quoi réside la différence entre les philosophies ainsi désignées ; car cela reviendrait à rechercher en quoi l’africanité diffère de l’occidentalité. Plus fondamentalement encore, le mot philosophie a-t-il des équivalents dans d’autres langues et en particulier dans les langues africaines ?
La référence aux Egyptiens du temps des Pharaons pour éclairer la question des relations entre la philosophie occidentale et la philosophie africaine invite à rappeler une chose : l’activité philosophique possède une longue histoire. Loin d’être un produit naturel, la philosophie a, au contraire, des liens multiples et subtils avec plusieurs sociétés humaines et leurs cultures.
La nature fondamentalement culturelle de la philosophie fait que le commencement de cette activité dans l’histoire ne peut pas être déterminé avec exactitude, c’est-à-dire en indiquant par exemple un lieu et une date. Même si l’on prenait pour point de repères les premiers philosophes connus comme Thalès de Milet, Anaximène, Anaximandre ou Pythagore, on ne dispose pas malheureusement de leurs dates de naissance.
Lorsqu’on dit que les premiers philosophes grecs ont acquis leurs savoirs grâce aux Egyptiens de l’époque pharaonique, il faut éviter de penser que les Grecs seraient allés simplement apprendre en Egypte ce que c’est la philosophie et comment philosopher. La nature fondamentalement culturelle de la philosophie oblige à nuancer les relations qu’il y eu entre la Grèce antique et l’Egypte, de la même façon que les relations qu’il y a entre l’Afrique contemporaine et la philosophie européenne ne sauraient être réduites à celles d’une simple transplantation (cf, les propos d’Alexis Kagamé).
Lalèyê s’est efforcé d’énoncer les critères qui permettent de qualifier une pensée de philosophique : l’unité de pensée, la rigueur rationnelle. En dehors de ces deux critères, il n’est pas aisé de découvrir d'autres signes distinctifs grâce auxquels une pensée peut être tenue pour philosophique. Le nombre et la nature de ces critères permettent de comprendre pourquoi historiquement la philosophie a pu d’abord abriter la plupart des sciences qui aujourd’hui se développent en dehors d’elle, et pourquoi aussi les historiens de la philosophie reconnaissent de temps en temps du philosophique dans des productions de penseurs qui n’avaient pas de formation philosophique préalable, ou qui avaient même décidé de se tenir à l’écart de la philosophie. Les critères de la philosophicité de la pensée ne sont pas propres à la philosophie.
Le débat philosophique africain a commencé avant que des Africains ne soient nombreux à être initiés à la philosophie. Ce sont des penseurs européens qui ont d’abord débattu entre eux de philosophie africaine. Les Africains participeront plus tard à ce débat. Aucune des périodes, non africaine et africaine, ne peut être comprise si on ne relie pas à ce qui apparaît comme sa préhistoire, à savoir la discussion sur l’existence, la nature, le contenu et la valeur d’une pensée chez le primitif.
En 1910, le philosophe Lucien Lévy-Bruhl publie à Paris un ouvrage Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures. Les primitifs ont une mentalité prélogique tandis que les civilisés ont une mentalité logique. Dans son livre La philosophie bantu paru à Elisabethville (Lubumbashi) en 1945, le missionnaire Placide Tempels estime que prétendre que les primitifs ne possèdent pas un système de pensée, c’est les rejeter d’office de la classe des hommes. Les Bantu ont non seulement une mentalité logique, mais ils possèdent une ontologie et donc une philosophie.
Le débat philosophique africain a été la discussion sur l’existence d’une philosophie africaine.
C’est l’existence d’une pensée africaine qui a fait d’abord l’objet de la discussion que le débat philosophique est venu prolonger. Il ne faut pas confondre ceux qui contestent l’existence d’une pensée africaine avec ceux qui contestent l’existence d’une philosophie africaine. Les Africains peuvent avoir une pensée digne de ce nom sous tous les rapports sans que cette pensée soit cependant philosophique. Ce sont ceux qui reconnaissent l’existence d’une philosophie qui se contrediraient s’ils venaient à dire ou à insinuer que cette philosophie africaine ne serait pas une pensée . Lalèyê examine la position de Tempels devant la philosophie bantu, l’attitude de Franz Crahay qui détermine les conditions d’une philosophie bantu et notamment le décollage conceptuel. Il examine longuement la partie philosophique de l’œuvre d’Alexis Kagamé à partir de ses deux ouvrages : La philosophie bantu-rwandaise de l’être (1956) et La philosophie bantu comparée (1976). Dans ces deux livres, la référence à La philosophie bantu du Père Tempels est claire.
Alassane Ndaw cherche à tirer de la gangue des métaphysiques africaines le contenu proprement philosophique de la pensée africaine. (Peut-on parler d’une pensée africaine, Présence Africaine, 1966, n° 58). Il cultive les différences afin d’enrichir constamment la figure de l’homme. Pour lui, les évidences fondamentales constituent la source de la philosophe africaine. Marcien Towa dénonce l’ethnophilosophie et conçoit la philosophie comme la discussion sur l’absolu. La pensée négro-africaine traditionnelle plonge, d’après lui, ses racines dans l’Egypte pharaonique et ce sont les contes africains et en particulier les contes animaliers qui recèlent ce qui illustre à ses yeux la philosophicité de la pensée négro-africaine traditionnelle. Pour Marcien Towa, la philosophie est un débat contradictoire et une discussion de l'Absolu. Elle est ‘essentiellement sacrilège’.
La pensée négro-africaine traditionnelle présente trois signes de la philosophicité. M. Towa cherche à établir la parenté des cultures négro-africaines et de l’Egypte ancienne.
Lalèyê examine les positions de Paulin Hountondji qui dénonce le mythe de l’ethnologie et d’Henry Oruka Odera qui repère quatre tendances de la philosophie africaine. La première d’entre elles est l’ethnophilosophie et la dernière, ce que Odera nomme la philosophie professionnelle. Entre ces deux extrêmes, l’auteur place la sagacité philosophique et la philosophie idéologique nationaliste. Lalèyê analyse la critique radicale de l’ethnophilosophie opérée par Olabiyi Yaï et Guy Landry Hazoumé (Présence Africaine 1978, n° 108).
Ce livre très documenté et d’un grand intérêt pédagogique mérite d’être lu et relu par les chercheurs africains. Les ouvrages sur la philosophie africaine commencent à se multiplier ces derniers temps. C’est le cas des trois volumes d’Histoire de la philosophie africaine du gabonais Grégoire Biyogo aux Editions L’Harmattan en 2006 et l’ouvrage d’Ibrahima Sow, Philosophie africaine du pourquoi au comment (Ifan Ch. A. Diop, 2010).
Amady Aly DIENG