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Philanthropie - Pourquoi la solidarité internationale ne marche pas en Haïti ?

L'ANALYSE
Source: Haiti Press Network
Pourquoi la solidarité internationale ne marche pas en Haïti ? C’est la substance d’un très bel entretien de M. Ricardo Seitenfus, diplomate chevronné et représentant de l’Organisation des Etats américains, publié par le quotidien suisse Le Temps le lundi 20 décembre 2010.

Par Patrick Jean Baptiste
Photo: NewzStreet

La solidarité internationale en Haïti est violemment en question depuis plusieurs mois, suscitant des actions de rejet à différents niveaux. En voici les causes, autant en tirer les leçons pour éviter le pire.

«Haïti est la preuve de l’échec de l’aide internationale»

La conclusion est posée d’entrée, en apparence de manière quasi-dogmatique. M. Ricardo Seitenfus fait entendre une voix pourtant discordante. Il répond à des questions centenaires au sujet d'Haïti : pourquoi la situation en Haïti est si différente de celle d’autres pays de la région, tout en étant si proche ? Pourquoi cela ne marche pas, malgré des présences d’apparence soutenues ? Pourquoi nous sommes toujours au point de départ après des années d’investissement ? Non seulement les réponses apportées par M. Ricardo Seitenfus sont précieuses, mais encore elles exigent des actions concrètes. Que faire maintenant?

Pourquoi nous en sommes là ?

Sans verser dans la théorie du complot, M. Ricardo Seitenfus avance une multitude de causes. D’abord, le pêché originel d'Haïti est sa libération en 1804, où les Haïtiens ont commis l'inacceptable : crime de lèse majesté pour l'Occident qui a forcé le pays à vivre en autarcie pendant plus de 50 ans. Ensuite, l’instabilité politique interne et les mauvaises pratiques du système onusien de prévention des conflits tel qu’appliqué au pays. Puis, des souffrances. Tellement de souffrances et de cupidités, au-delà de ce qu’on peut imaginer. « Marasme, fils qui ne se rejoignent pas, décrochements subits, voyages cauchemardesques, villes où l’on arrive et d’où l’on repart, rencontres, désertions, trahisons, unions d’une sorte ou de l’autre, adultères, triomphes, déroutes… tels sont les faits », pourrait-on dire en paraphrasant Alexander Trocchi dans Le Livre de Caïn.

Quoi de neuf dans les critiques de M. Ricardo Seitenfus?

Peu de choses. Il y a toute une partie de la classe politique haïtienne qui ne parle que du complot de l’international contre Haïti, en général pour mieux cacher leurs propres échecs. Heureusement ce n’est ni l’idée de M. Ricardo Seitenfus, ni celle de la majorité des Haïtiens. Certes, l’analyse de M. Ricardo Seitenfus est sans complaisance, avec de beaux arguments, une belle vision. Mais tant une majorité d’historiens que de simples intellectuels haïtiens ont longtemps promu l’analyse de M. Ricardo Seitenfus à leurs niveaux – parfois passablement partisans. Pendant tout aussi longtemps, ces Haïtiens ont été soupçonnés ou accusés d’être trop subjectifs, ou d’être simplement des "rechiya", en créole cela veut dire ceux qui se plaignent sans raison valable ou à tort. De toute évidence, M. Ricardo Seitenfus fait partie de ceux qui analysent la situation d'Haïti avec les bonnes mesures. Mme. Michaëlle Jean (ancienne Gouverneure générale du Canada) est sur la même longueur d'onde. L’un pourrait citer l’autre.

Juste une analyse de plus ?

J'ai moi-même renoncé à publier un article sur ce que j'appelais le "paradoxe monstrueux haïtien" et qui portait en substance sur un constat proche de celui de M. Ricardo Seitenfus. A savoir, comment a-t-on pu arriver à un résultat aussi catastrophique en Haïti alors que toutes les apparences laissent croire que l’on a utilisé les technologies diplomatiques les plus modernes ? Passablement découragé au vu de la manière dont la situation a empiré dans le pays ces dernières semaines, je me suis dit pourquoi une analyse de plus en ces temps difficiles, à répéter des conseils jusque-là non entendus ? Ce qui pourrait donner l’impression de ne satisfaire finalement que l’égo de l’auteur de l’analyse lui-même ? Désormais n’en déplaise à M. Ricardo Seitenfus, les « rechiya » haïtiens et pro-haïtiens viennent de connaître un de leurs meilleurs membres.

L’originalité dans l’analyse de M. Ricardo Seitenfus

Pas l’analyse elle-même, ni sa principale conclusion frisant l’euphémisme par litote. Reste aussi à estimer concrètement l’argument largement repris par M. Ricardo Seitenfus selon lequel Haïti serait le pays le plus aidé au monde (notamment grâce à son analyse munie de précieux détails), afin de ne pas surévaluer cet élément de mesure. Reste enfin à déterminer les portées pratiques de l’analyse de M. Ricardo Seitenfus.
L’originalité de M. Ricardo Seitenfus est dans une grande mesure son argumentaire déterminé, c’est aussi, et le plus important, son courage. Il désacralise tout ce sacré couvert de strass en Haïti, ne retenant que l’essentiel : la solidarité internationale devrait avoir pour but d’aider les Haïtiens à faire aboutir le projet de 1804, si tout va bien. Au surplus, elle devrait être sincère, pour permettre de soulager les perpétuelles souffrances actuelles.

M. Ricardo Seitenfus est l’un des acteurs consciencieux du système qui réfléchissent sur la manière de l'améliorer. Plusieurs médias comme Le Temps et Libération (ainsi que, depuis peu, certaines entités de Radio France dans une certaine mesure, grâce à des chroniques) véhiculent enfin des idées quasi-neuves sur Haïti, donnant l’impression que nous pouvons faire autre chose dans ce pays. Mais quoi? Nous devrions nous rassembler avec Mme Michaëlle Jean et M. Ricardo Seitenfus pour joindre les analyses aux actions.
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L'INTERVIEW
Source: Haiti Libre
Dans d’une entrevue, publiée lundi dans le journal « Le Temps » en Suisse, le représentant du Secrétaire Général de l'OEA Ricardo Seitenfus explique les causes et les erreurs qui ont conduit à l’échec de la communauté Internationale en Haïti.

Dix mille Casques bleus en Haïti. A votre sens, une présence contre-productive ?

Ricardo Seitenfus : Le système de prévention des litiges dans le cadre du système onusien n’est pas adapté au contexte haïtien. Haïti n’est pas une menace internationale. Nous ne sommes pas en situation de guerre civile. Haïti n’est ni l’Irak ni l’Afghanistan. Et pourtant le Conseil de sécurité, puisqu’il manque d’alternative, a imposé des Casques bleus depuis 2004, après le départ du président Aristide. Depuis 1990, nous en sommes ici à notre huitième mission onusienne. Haïti vit depuis 1986 et le départ de Jean-Claude Duvalier ce que j’appelle un conflit de basse intensité. Nous sommes confrontés à des luttes pour le pouvoir entre des acteurs politiques qui ne respectent pas le jeu démocratique. Mais il me semble qu’Haïti, sur la scène internationale, paie essentiellement sa grande proximité avec les Etats-Unis. Haïti a été l’objet d’une attention négative de la part du système international. Il s’agissait pour l’ONU de geler le pouvoir et de transformer les Haïtiens en prisonniers de leur propre île. L’angoisse des boat people explique pour beaucoup les décisions de l’international vis-à-vis d’Haïti. On veut à tout prix qu’ils restent chez eux.

Qu’est-ce qui empêche la normalisation du cas haïtien?

Ricardo Seitenfus : Pendant deux cents ans, la présence de troupes étrangères a alterné avec celle de dictateurs. C’est la force qui définit les relations internationales avec Haïti et jamais le dialogue. Le péché originel d’Haïti, sur la scène mondiale, c’est sa libération. Les Haïtiens commettent l’inacceptable en 1804: un crime de lèse-majesté pour un monde inquiet. L’Occident est alors un monde colonialiste, esclavagiste et raciste qui base sa richesse sur l’exploitation des terres conquises. Donc, le modèle révolutionnaire haïtien fait peur aux grandes puissances. Les Etats-Unis ne reconnaissent l’indépendance d’Haïti qu’en 1865. Et la France exige le paiement d’une rançon pour accepter cette libération. Dès le départ, l’indépendance est compromise et le développement du pays entravé. Le monde n’a jamais su comment traiter Haïti, alors il a fini par l’ignorer. Ont commencé deux cents ans de solitude sur la scène internationale. Aujourd’hui, l’ONU applique aveuglément le chapitre 7 de sa charte, elle déploie ses troupes pour imposer son opération de paix. On ne résout rien, on empire. On veut faire d’Haïti un pays capitaliste, une plate-forme d’exportation pour le marché américain, c’est absurde. Haïti doit revenir à ce qu’il est, c’est-à-dire un pays essentiellement agricole encore fondamentalement imprégné de droit coutumier. Le pays est sans cesse décrit sous l’angle de sa violence. Mais, sans Etat, le niveau de violence n’atteint pourtant qu’une fraction de celle des pays d’Amérique latine. Il existe des éléments dans cette société qui ont pu empêcher que la violence se répande sans mesure.

N’est-ce pas une démission de voir en Haïti une nation inassimilable, dont le seul horizon est le retour à des valeurs traditionnelles?

Ricardo Seitenfus : Il existe une partie d’Haïti qui est moderne, urbaine et tournée vers l’étranger. On estime à 4 millions le nombre de Haïtiens qui vivent en dehors de leurs frontières. C’est un pays ouvert au monde. Je ne rêve pas d’un retour au XVIe siècle, à une société agraire. Mais Haïti vit sous l’influence de l’international, des ONG, de la charité universelle. Plus de 90% du système éducatif et de la santé sont en mains privées. Le pays ne dispose pas de ressources publiques pour pouvoir faire fonctionner d’une manière minimale un système étatique. L’ONU échoue à tenir compte des traits culturels. Résumer Haïti à une opération de paix, c’est faire l’économie des véritables défis qui se présentent au pays. Le problème est socio-économique. Quand le taux de chômage atteint 80%, il est insupportable de déployer une mission de stabilisation. Il n’y a rien à stabiliser et tout à bâtir.

Haïti est un des pays les plus aidés du monde et pourtant la situation n’a fait que se détériorer depuis vingt-cinq ans. Pourquoi?

Ricardo Seitenfus : L’aide d’urgence est efficace. Mais lorsqu’elle devient structurelle, lorsqu’elle se substitue à l’Etat dans toutes ses missions, on aboutit à une déresponsabilisation collective. S’il existe une preuve de l’échec de l’aide internationale, c’est Haïti. Le pays en est devenu la Mecque. Le séisme du 12 janvier, puis l’épidémie de choléra ne font qu’accentuer ce phénomène. La communauté internationale a le sentiment de devoir refaire chaque jour ce qu’elle a terminé la veille. La fatigue d’Haïti commence à poindre. Cette petite nation doit surprendre la conscience universelle avec des catastrophes de plus en plus énormes. J’avais l’espoir que, dans la détresse du 12 janvier, le monde allait comprendre qu’il avait fait fausse route avec Haïti. Malheureusement, on a renforcé la même politique. Au lieu de faire un bilan, on a envoyé davantage de soldats. Il faut construire des routes, élever des barrages, participer à l’organisation de l’Etat, au système judiciaire. L’ONU dit qu’elle n’a pas de mandat pour cela. Son mandat en Haïti, c’est de maintenir la paix du cimetière.

Quel rôle jouent les ONG dans cette faillite?

Ricardo Seitenfus : A partir du séisme, Haïti est devenu un carrefour incontournable. Pour les ONG transnationales, Haïti s’est transformé en un lieu de passage forcé. Je dirais même pire que cela: de formation professionnelle. L’âge des coopérants qui sont arrivés après le séisme est très bas; ils débarquent en Haïti sans aucune expérience. Et Haïti, je peux vous le dire, ne convient pas aux amateurs. Après le 12 janvier, à cause du recrutement massif, la qualité professionnelle a beaucoup baissé. Il existe une relation maléfique ou perverse entre la force des ONG et la faiblesse de l’Etat haïtien. Certaines ONG n’existent qu’à cause du malheur haïtien.

Quelles erreurs ont été commises après le séisme?

Ricardo Seitenfus : Face à l’importation massive de biens de consommation pour nourrir les sans-abri, la situation de l’agriculture haïtienne s’est encore péjorée. Le pays offre un champ libre à toutes les expériences humanitaires. Il est inacceptable du point de vue moral de considérer Haïti comme un laboratoire. La reconstruction d’Haïti et la promesse que nous faisons miroiter de 11 milliards de dollars attisent les convoitises. Il semble qu’une foule de gens viennent en Haïti, non pas pour Haïti, mais pour faire des affaires. Pour moi qui suis Américain, c’est une honte, une offense à notre conscience. Un exemple: celui des médecins haïtiens que Cuba forme. Plus de 500 ont été instruits à La Havane. Près de la moitié d’entre eux, alors qu’ils devraient être en Haïti, travaillent aujourd’hui aux Etats-Unis, au Canada ou en France. La révolution cubaine est en train de financer la formation de ressources humaines pour ses voisins capitalistes…

On décrit sans cesse Haïti comme la marge du monde, vous ressentez plutôt le pays comme un concentré de notre monde contemporain…?

Ricardo Seitenfus : C’est le concentré de nos drames et des échecs de la solidarité internationale. Nous ne sommes pas à la hauteur du défi. La presse mondiale vient en Haïti et décrit le chaos. La réaction de l’opinion publique ne se fait pas attendre. Pour elle, Haïti est un des pires pays du monde. Il faut aller vers la culture haïtienne, il faut aller vers le terroir. Je crois qu’il y a trop de médecins au chevet du malade et la majorité de ces médecins sont des économistes. Or, en Haïti, il faut des anthropologues, des sociologues, des historiens, des politologues et même des théologiens. Haïti est trop complexe pour des gens qui sont pressés; les coopérants sont pressés. Personne ne prend le temps ni n’a le goût de tenter de comprendre ce que je pourrais appeler l’âme haïtienne. Les Haïtiens l’ont bien saisi, qui nous considèrent, nous la communauté internationale, comme une vache à traire. Ils veulent tirer profit de cette présence et ils le font avec une maestria extraordinaire. Si les Haïtiens nous considèrent seulement par l’argent que nous apportons, c’est parce que nous nous sommes présentés comme cela.

Au-delà du constat d’échec, quelles solutions proposez-vous?

Ricardo Seitenfus : Dans deux mois, j’aurai terminé une mission de deux ans en Haïti. Pour rester ici, et ne pas être terrassé par ce que je vois, j’ai dû me créer un certain nombre de défenses psychologiques. Je voulais rester une voix indépendante malgré le poids de l’organisation que je représente. J’ai tenu parce que je voulais exprimer mes doutes profonds et dire au monde que cela suffit. Cela suffit de jouer avec Haïti. Le 12 janvier m’a appris qu’il existe un potentiel de solidarité extraordinaire dans le monde. Même s’il ne faut pas oublier que, dans les premiers jours, ce sont les Haïtiens tout seuls, les mains nues, qui ont tenté de sauver leurs proches. La compassion a été très importante dans l’urgence. Mais la charité ne peut pas être le moteur des relations internationales. Ce sont l’autonomie, la souveraineté, le commerce équitable, le respect d’autrui qui devraient l’être. Nous devons penser simultanément à offrir des opportunités d’exportation pour Haïti mais aussi protéger cette agriculture familiale qui est essentielle pour le pays. Haïti est le dernier paradis des Caraïbes encore inexploité pour le tourisme, avec 1700 kilomètres de côtes vierges; nous devons favoriser un tourisme culturel et éviter de paver la route à un nouvel eldorado du tourisme de masse. Les leçons que nous donnons sont inefficaces depuis trop longtemps. La reconstruction et l’accompagnement d’une société si riche sont une des dernières grandes aventures humaines. Il y a 200 ans, Haïti a illuminé l’histoire de l’humanité et celle des droits humains. Il faut maintenant laisser une chance aux Haïtiens de confirmer leur vision.