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Musique et politique au Royaume-Uni Par Pierre-Carl Langlais

Référence politique incontournable, la monarchie parlementaire britannique est indissociable de la musique anglaise. En guise de prélude aux élections législatives du 6 mai, Qobuz revient sur les multiples débats politico-musicaux, qui, de Haendel aux Beatles en passant par Wagner, posèrent les bases d’une culture démocratique.

Si à la veille des élections anticipées du 6 mai 2010, un musicologue entreprenait de retracer l’histoire politique de la musique anglaise, nul doute qu’il focaliserait son attention sur deux clivages fondamentaux, l’un temporel, le second géographique.

Le premier oppose le passé à l’avenir, la tradition à l’innovation. On retrouve ce clivage dans toutes les nations pouvant se prévaloir d’une forte tradition musicale. L’antiquité de la musique anglaise lui confère une prégnance particulière. La séparation de fait entre l’église celtique et l’église de Rome au haut-moyen-âge, a en effet facilité l’émergence d’un chant liturgique distinct dès le VIIIe siècle.

Le second oppose l’intérieur à l’extérieur, l’école nationale aux influences internationale. La situation insulaire des îles britanniques contribue en effet à éloigner la musique anglaise des grands courants artistiques continentaux. Aussi l’incidence esthétique de ces derniers est-elle fréquemment considérée comme ingérence dans des affaires intérieures. Ce clivage spécifiquement anglais apparaît dès le XIe siècle. A la suite de l’invasion de Guillaume le Conquérant, le chant liturgique celte est remplacé par le chant grégorien. Ainsi, la domination politique franco-normande, s’est-elle doublée d’un ascendant esthétique fort mal accepté par les populations celtes et saxonnes. Dès lors, l’on comprend pourquoi les anglais se montrent à ce point soucieux de préserver leurs styles nationaux.

Présentes depuis près d’un millénaire, ces deux clivages dessinent et l’évolution de la musique anglaise et la teneur de ses interactions avec le débat politique. Aussi ont-ils joué un rôle crucial dans l’établissement du régime parlementaire britannique ainsi que dans l’affermissement d’une culture démocratique. De Haendel aux Beatles, trois temps forts, correspondant à trois débats, rythment la vie politico-musicale de l’Angleterre, et définissent les conditions de son entrée dans la modernité.

« L’onéreuse importation de musiciens étrangers »

Au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, le débat porte principalement sur la surreprésentation des étrangers dans l’establishement musical. Après la mort d’Henry Purcell en 1695, la scène anglo-saxonne est près exclusivement dominée par des italiens (Corelli, Bononcini…) et un allemand (Haendel). Dans ce contexte, la défense de la musique anglaise fait l’objet d’un véritable consensus.

Le Whig Daniel Dafoe formule ainsi en 1728 « une proposition pour prévenir l’onéreuse importation de musiciens étrangers en formant notre propre académie ». L’auteur des Voyages de Gulliver, considère en effet que « ce serait une chose glorieuse que d’avoir notre propre opéra, chanté dans notre propre langue, et dont le compositeur, les chanteurs et l’orchestre seraient issus de notre propre sang. Non que nous renions notre dette à l’Italie, la mère de la musique, la nourrice de Corelli, Haendel, Bononcini, Geminiani ; mais devons-nous être partial au point de supposer que nous formons une peuplade trop primitive pour contribuer au progrès des sciences musicales ? Pour la même raison que nous les apprécions, nous pouvons y exceller : l’amour engendre l’application et l’application la perfection. Nous avions déjà eu Purcell, et l’on ne saurait douter qu’il existe aujourd’hui de nombreux génies latents, qui ne désirent rien d’autre qu’une instruction et des encouragements convenables pour devenir les grands ornements de la science musicale et faire de l’Angleterre un exemple pour Rome elle-même. »

De son côté, le Tory Jonathan Swift s’efforce d’annuler en 1741 la première du Messie de Haendel à Dublin. Il jugeait en effet inconvenant qu’un compositeur profane, qui plus est allemand, puisse faire appel à) une institution aussi vénérable que la chorale de Saint-Patrick. Cette querelle se termina par un gentleman’s agreement : Swift n’entreprenait plus aucune poursuite, tandis que Haendel qualifiait désormais son Messie d’oratorio sacré, afin d’éviter désormais toute accusation de blasphème.

Gauche et droite Wagnérienne

Un peu plus d’un siècle plus tard l’introduction de Richard Wagner outre-manche suscite toute une série de polémiques, rapidement chargées de connotations politiques. Ce second débat a ceci de particulier que les deux clivages s’interpénètrent. Aux yeux des observateurs anglais, Wagner représente en effet à la fois l’innovateur de la musique de l’avenir, et l’étranger pangermaniste.

Les critiques anglais se montrent tout d’abord sceptiques face au phénomène Wagner. L’un de ses premiers traducteurs note ainsi que « si l’opposition rencontrée par Herr Wagnerest aussi importante que les approximations qui caractérisent sont style littéraire, il faudra sans doute attendre quelque temps avant que la « musique de l’avenir » ne soit fermement établie en Grande-Bretagne ». Egalement décrié par les deux sommités critiques de l’époque, James Davison, et Henry Fothergill Chorley, Wagnertrouve finalement un avocat en 1867. Dans un article publié dans le Westminster Review, Benjamin Lewis Mosely met en rapport les critiques adressées à Wagner, avec celles auxquels firent face, en leur temps, Haendel et Bononcini : « tous les génies sont premièrement condamnés ».

Rapidement, Wagner devient le fanion d’une jeune génération d’intellectuels. Nous venons de mentionner Benjamin Lewis Mosely, self-made-man juif, qui prendra ses distances avec Wagnerdès qu’il aura connaissance de ses sentiments antisémites. Fils d’une large famille de banquiers allemands, qui auraient pu servir de modèle aux Schlegel de E. M. Forster, Francis Hueffer, consacre au compositeur allemand nombre de traductions, essais et monographies brillantes. Dans son ouvrage le plus achevé, Half a century of music in England, il voit en lui le « héros » des temps nouveaux annoncé par Carlyle. Edward Dannreuther, pianiste allemand résidant à Londres, fonde de son côté la première Société Wagnérienne d’outre-manche. A partir de la fin des années 1870, un jeune critique musical signant sous le nom de Corno di Basetto se joint à ces cohortes de wagnériens fervents. Derrière ce pseudonyme italianisant se cache un des plus grands dramaturges du premier XXe siècle, George Bernard Shaw.

En sus de son wagnérisme cette génération 1850 se caractérise par une orientation politique nettement progressiste. Shaw compte ainsi parmi les membres les plus proéminents de la Fabian society, lointain ancêtre du Labour party. Francis Hueffer et Benjamin Lewis Mosely appartiennent à une bourgeoise bohême, assez proche du parti libéral. En face d’eux, la vieille garde anti-wagnérienne est soit conservatrice (Joseph Bennett), soit apolitique (Edmund Gurney).

Autant le débat Haendel vs. Defoe & Swift avait suscité une sorte d’union sacrée, autant la question Wagnerdivise durablement la critique musicale entre une droite traditionnelle et nationale d’une part, et une gauche progressiste et cosmopolite de l’autre. Cette division se maintiendra tout au long du premier XXe siècle : en 1913, George Bernard Shaw et Ernest Newman entretiendront ainsi une longue polémique, par journaux interposés, à propos de l’Elektra de Richard Strauss.

Musique pop, silence conservateur et hypocrisie travailliste

Après les complications héritées du cas Wagner, l’avènement des Beatles marque le retour au consensus, voire l’aboutissement d’un cycle politico-musical particulièrement conflictuel.

L’establishment commence à tenir compte du phénomène Beatles en décembre 1963. Le critique musical attitré du Times, William Mann, rédige en effet un article très louangeur : « Les plus grands compositeurs de l’année 1963 semblent être John Lennon et Paul McCartney, ces jeunes musiciens talentueux de Liverpool dont les chansons ont envahi le pays depuis Noël dernier. » Mann se montre certes sceptique à l’égard de la Beatlesmania, mais ne peut cependant dissimuler sa fierté, de voir des chanteurs anglais concurrencer directement l’industrie culturelle américaine : « pendant plusieurs décennies, en fait depuis le déclin du music-hall, l’Angleterre a pris ses chansons les plus populaires des Etats-Unis, que cela passe par une importation directe, ou par une imitation inconsciente. Mais les chansons des Beatlespossèdent une tournure distinctement indigène (…) Et il y a quelque douce et plutôt flatteuse ironie à penser que les Beatlessont également devenus des célébrités aux Etats-Unis. »

Mann synthétise assez bien la position générale de l’élite politique anglaise. Elle ne montre aucun attachement envers l’esthétique des Beatles, mais se satisfait du symbole national qu’ils représentent : le Land ohne Musik a enfin son mot à dire dans l’histoire de la musique. Bien qu’appartenant au parti Tory, le premier ministre Alec Douglas-Home n’hésitera pas à affirmer le 16 février 1964 que « Les Beatlessont formidables ».

A partir de 1965, les hommes politiques prennent conscience du potentiel électoral de la beatlesmania. Bien que la plupart des fans de musique pop ne soient pas encore en âge de voter, parier sur la musique de l’avenir ne pouvait que s’avérer rentable à terme. Aussi le premier ministre travailliste nouvellement élu, Harold Wilson, multiplie-t-il les signes d’ouverture. En 1965 il honore les Beatlesdu titre de « Member of the royal empire ». Plusieurs dignitaires conservateurs et militaires protestent, mais ces critiques demeurent minoritaires. A contrario, la jeunesse britannique accueille très favorablement cette mesure, signe que le pouvoir la prenait en compte, et que le principe d’une nouvelle Angleterre, débarrassée des oripeaux de l’empire, faisait son chemin.

Rapidement, les Beatlescomprennent qu’il y a anguille sous roche, et que l’attention dont leur témoigne Wilson ne dérive nullement d’une mélomanie désintéressée mais d’une habile stratégie médiatique. Rétifs face à une telle récupération politique, ils renvoient Wilson et le leader conservateur Edward Health dos-à-dos dans Taxman, la chanson d’ouverture de leur septième album, Revolver.

Faute d’un réel intérêt de la part du parti travailliste, la question Beatles ne s’articule nullement autour d’un clivage politique, mais d’un clivage sociologique : elle oppose l’idéal esthétique d’une nouvelle génération au silence gêné des édiles conservatrices. Ne pouvant être traité par les voies traditionnelles (après l’article de Mann, le Times ignora tout bonnement les Beatlesjusqu’en… 1967), la musique pop s’efforce de fonder sa propre presse alternative. Melody Maker, New Musical Express, Rolling Stone : tous ces fers-de-lance de la contre-culture sont nés dans le sillage des Beatles.

De Haendel aux Beatles, la boucle est d’une certaine manière bouclée. Enjeu politique pendant deux siècles, la musique redevient un simple objet de divertissement et de plaisir artistique. Cela n’exclut certes pas les récupérations conjoncturelles (que nous avons d’ailleurs signalées dans notre traitement de l’actuelle élection législative), mais le débat politique cesse en définitive d’être déterminé par des dissensions esthétiques.