Source: lemonde.fr
Voilà un manuel destiné aux étudiants qui fera le plus grand bien à tous ceux qui se figurent qu'un économiste est inévitablement de droite ou de gauche ! Parce que si les cataclysmes de l'année 2008 ont enfin poussé les Français à s'intéresser à l'économie, il leur est resté le stigmate de la politique politicienne : un manichéisme assommant.
Or, se plonger dans l'Histoire vivante de la pensée économique de Jean-Marc Daniel, c'est découvrir avec ravissement la luxuriance de cette science qui commence en Grèce aux confins de la poésie (Hésiode, VIIIe siècle av. J.-C.) et de la philosophie (Platon), qui s'imprègne de religion chez le médiéval saint Thomas d'Aquin comme chez le contemporain Max Weber et qui, pour se donner des airs de science physique, se met aux mathématiques à la Belle Epoque avec Alfred Marshall.
Quelle surprise de voir que les quêtes de jadis, de naguère et d'aujourd'hui portent sur les mêmes questions. Pourquoi la famine ou la crise ? Comment la croissance ? Pourquoi la mauvaise répartition des richesses ? Pourquoi le déficit public est-il vénéneux ? Comment se forment les prix ? Comment se servir de la monnaie ?
Passant en revue une galerie de portraits, Jean-Marc Daniel nous fait découvrir les résurgences des idées à travers les siècles. Comment ne pas voir la même détestation du taux d'intérêt chez Aristote, saint Thomas d'Aquin et dans le Coran ? Et le coup de chapeau de John Maynard Keynes aux mercantilistes et à Colbert ne confirme-t-il pas, à trois siècles de distance, la nécessité d'un bon pouvoir d'achat ?
Avec la verve qu'il met dans ses chroniques du "Monde Economie", l'auteur rend savoureux ce cheminement que d'aucuns imaginent morne et encombré de chiffres et de concepts.
Nicolas Sarkozy pourrait méditer l'adage de François Quesnay (1758) : "pauvres paysans, pauvre royaume ; pauvre royaume, pauvre roi". Le patron de l'Organisation mondiale du commerce, Pascal Lamy, boira du petit-lait à la lecture de la "Pétition des marchands de chandelle contre la concurrence du soleil" du doux farfelu Frédéric Bastiat (1845).
Les anecdotes font opportunément descendre de leur piédestal les brillants penseurs. Le grand Adam Smith a été enlevé à l'âge de 4 ans et vite rendu à ses parents tant sa gaucherie le rendait inapte à devenir voleur à la tire.
Le bouillonnant Charles Fourrier voulait fonder 2 985 984 phalanstères autour d'un juge suprême basé à Constantinople, lui qui a vécu dans la solitude. Karl Marx ne se disait plus du tout marxiste sur ses vieux jours.
Il ne manque même pas les coups de patte qui rappellent qu'on s'étripe allègrement dans la confrérie des docteurs de l'économie. Par exemple, celui de Paul Samuelson pour ses pairs : "Les économistes sont comme les Esquimaux qui dorment à huit dans le même lit et couchent tous du même côté ; lorsque l'un d'eux se retourne, les sept autres se retournent."
Ou encore ce rappel de Jean-Marc Daniel lui-même sur la fragilité des prédictions, comme a pu le vérifier Nouriel Roubini, "supposé avoir sauvé l'honneur de ses semblables en ayant annoncé la déroute bancaire américaine bien avant la faillite de Lehman Brothers" et qui "a connu un retour dans l'ombre pour avoir prédit une inévitable nationalisation des banques aux Etats-Unis, au plus tard en juin 2009, ce qui n'a pas été le cas..."
Le livre refermé, on se dit que la science économique n'est ni une science "dure" ni une science "molle", mais une science formidablement humaine pour le pire et le meilleur.