Littérature haitienne - Magloire-Saint-Aude
Le récit de la vie de Magloire-Saint-Aude ressemble à ce portrait contrasté qu'il fait de lui-même dans Dimanche. Comme si dans sa vie même, il avait voulu déjouer les tentatives de ceux qui essaieraient de mettre à jour son énigme, de donner à son oeuvre comme à sa personne une quiète permanence, une forme, un nom et un message, une promesse rassurante de signification.
Mais que sait-on au juste de Magloire-Saint-Aude ? Des événements, quelques faits parfois contradictoires. Il naît à Port-au-Prince le 2 avril 1912, il porte alors le nom de Clément Magloire fils. Héritier d'une famille notable (son père est le célèbre fondateur du journal Le Matin), il étudie dans plusieurs écoles fréquentées par l'élite (Le Petit Séminaire Collège Saint-Martial, L'Institution Saint-Louis de Gonzague et L'Institut Tippenhauer). Il publie ensuite très jeune, ses premiers poèmes dans les revues La Relève et Le Matin. Il participe au mouvement indigéniste des « Griots » aux côtés du poète Carl Brouard et du jeune François Duvalier qui allait devenir celui qu'on sait. Clément Magloire fils est alors secrétaire général de la revue du mouvement intitulée Les Griots et cette revue sera le premier espace où sa révolte trouvera à s'exprimer. Mais il se distancie assez rapidement des Griots pour suivre « d'instinct » une nouvelle voie et une nouvelle pratique d'écriture que Philippe Thoby-Marcelin préfaçant son premier recueil qualifiera de surréaliste. Adoptant cette appellation, il la fera sienne en revisitant et adaptant à sa propre recherche poétique le surréalisme de Breton.
1941 est une année décisive : il publie coup sur coup Dialogue de mes lampes et Tabou et devient Magloire-Saint-Aude en rejetant le prénom de son père et en ajoutant à « Magloire » le nom de sa mère. Il se crée ainsi son propre nom et sa propre écriture. Parallèlement à son oeuvre poétique, il se consacre au journalisme : il écrira quasiment jusqu'à sa mort un nombre impressionnant d'articles et de chroniques dans plusieurs journaux et quotidiens. Il vit alors en « paria » dans un quartier pauvre de Port-au-Prince (à Martissant), fréquente les bouges, les bars, les bordels, jouant jusqu'au bout ce personnage qu'il s'était créé. Cependant, ce monde de la rue et de la nuit l'inspire pour ses chroniques et, indirectement, pour sa poésie. Il rencontre et impressionne favorablement Breton lors du passage de celui-ci en Haïti, mais ne participe nullement à la révolte qui suivra ce séjour. Sa recherche poétique par contre s'intensifie : il assume et revendique pleinement son hermétisme et sa révolte.
Il publiera quelques textes en prose, versions retravaillées de ses chroniques et articles dans les journaux, oeuvres courtes, incisives qu'il nommera, avec désinvolture, ses travaux « d'écrivain professionnel ». La qualité de ces textes est en effet inégale, mais certains, brillants au ton direct, ironique et percutant témoignent d’une autre facette très peu connue de son écriture. Son dernier recueil de poèmes, Déchu (1956), met délibérément fin à son aventure poétique. Tous les textes ultérieurs seront en effet des inédits ou des publications posthumes. À partir de 1967, celui qui est maintenant le président Duvalier père lui accordera, dans un geste assez ambigu, une allocation mensuelle dont il bénéficiera jusqu'à sa mort. Son profond pessimisme le tiendra cependant toujours éloigné du pouvoir et du politique, de droite, comme de gauche. Il ira à la même époque à l'hôpital et en prison. Il sera caustique dans ses articles envers les élites, silencieux sur ses intentions, un révolté du désengagement, souvent ivre et seul. Il ne sera l'homme d'aucun parti, d'aucun mouvement, d'aucune cause, d'aucune école.
Il meurt finalement, après plusieurs séjours à l'hôpital, le 27 mai 1971 tout aussi seul et il a, paradoxalement, des funérailles officielles au cours desquelles des discours seront prononcés. Jusque là, il aura de moins en moins publié, ne se sera jamais véritablement expliqué sur rien et n'aura jamais écrit – si l'on excepte quelques articles souvent sibyllins – de manifeste ou d'Art Poétique.
Magloire-Saint-Aude livrera par contre une poésie elliptique, dense, ciselée et traversée par le silence et l'opacité qu'il élève au niveau d'une véritable exigence éthique et esthétique. Ces quelques pages presque blanches constituent, avec la certitude immédiate que seule la beauté peut imposer d'elle-même, l'une des œuvres les plus grandes et les plus accomplies de la littérature haïtienne et mondiale.
– Stéphane Martelly