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L’étudiant haïtien : un prince auto-dominé

Par Jn Anil Louis-Juste, Professeur

L’éducation haïtienne, parce qu’elle est essentialiste, produit des princes auto-dominés. L’auto-domination s’entend comme la situation où l’étudiant, se prenant pour une catégorie supérieure au sein de la famille et dans la ville naturelle, reproduit dans ses comportements, la domination que les classes dominantes exercent sur la société ; il s’interdit de revendiquer pour lui-même et les autres, car la revendication est une forme de contestation contre l’ordre qui lui a permis de se considérer comme prince.

Cette catégorie de prince est singulière : le prince auto-dominé haitien est un intellectuel doublement pauvre : matériellement et spirituellement. Tandis que dans les sociétés où ces couches moyennes sont noyées dans la population globale à cause du développement accéléré des forces productives, en Haïti, la société crée ces princes sans leur attribuer un fief ; ils ne disposent pas de domaine social où ils peuvent faire montre de leur prétendue supériorité. Ils deviennent aigris et souhaitent laisser le pays pour rencontrer la situation sociale qui leur convient, mais la société d’accueil fondée sur la supériorité épidermique, les a placés dans un échelon inférieur à leur aspiration. Ils maudissent à nouveau la terre qui les a vu naitre. Ils sont toujours incapables de comprendre que cette place à eux réservée, est conditionnée par les relations sociales injustes et inégales imposées par le capital dépendant du pays, et l’éducation intellectualiste et individualliste qui forme des individus égoistes et détachés de cette réalité sociale. Leur position est fernée sur leur propre univers, sans aucune ouverture sur les autres. L’immunisation fait du prince auto-dominé, un opportuniste qui attend son heure pour établir son propre domaine de domination dans la vie publique, en vue de vivre pleinement sa condition privée de prince. La politique est la médiation par laquelle il doit forcément passer pour parvenir à la situation tant caressée de dominer des secteurs majoritaires de la population.

Le prince auto-dominé s’enferme dans ses tours de savoir scolaire : dans ses activtés intellectuelles, il se coupe des organisations populaires parce qu’elles revendiquent la démocratisation de la société (nous devons rappeler à son attention, que l’organisation populaire est à la fois une construction de la vie matérielle des prolétaires post-modernes et de leur vie spirituelle et une forme d’engagement politique d’intellectuels qui nourrissent encore le rêve d’être présents dans le monde en vue de transformer ce dernier. L’organisation populaire nait de la contestation de l’ordre social injuste et inégal qui produit la « question sociale » populaire et de la théorisation de cette contestation dans la pédagogie de l’éducation populaire qui est principalement fondée sur l’utopie d’un autre monde possible). Le prince auto-dominé vit en dehors du principe de l’unité dans la diversité, c’est-à -dire du respect de l’autre dans la quête de la libération humaine, et n’en connaît pas les exigences. Il voit mal toute perspective d’émancipation sociale, parce que l’idée de liberté pleine a la force de défaire le projet de domination déposé dans sa conscience. C’est pourquoi il méprise avec tant de hargne, les manifestations politiques populaires, et veut isoler l’université du reste de la société par son refus systématique de s’allier à d’autres secteurs démocratiques et populaires pour bloquer le projet d’université impériale de Lavalas, contenu dans la mesure antidémocratique du 27 juillet 2002. Le prétexte est que l’université est apolitique ; il se conforme ainsi à l’idéologie éducative qui masque le caractère politique de l’éducation. Or, celle-ci exerce la plus noble fonction politique, celle d’influencer la reproduction sociale par la formation de la conscience des intellectuels et cadres techniques préposés à reproduire les conditions sociales d’inégalité et d’injustice. Le rapport de forces et la situation de tensions et conflits dans lesquels se produit la pratique éducative, montrent que la pédagogie éducative ne saurait être indifférente au conditionnement de la formation du prince-autodominé.

Le prince universitaire qui s’auto-domine, vit dans un monde imaginaire : tandis qu’il est emprisonné dans une société à reculons, il se croit libre de donner libre cours à ses fantasmes de futur dominateur. Pour se reproduire à l’université, il oublie les conditions matérielles et spirituelles dans lesquelles il étudie : il va à l’école le plus souvent sans manger, avec la ferme conviction qu’il ne connaitra plus cette situation, advienne que pourra ; il prend ses notes sans questionner l’origine des contenus encaissés, et avale la logique formelle qui modèle sa pensée. Il ne réfléchit point sur les méthodes d’évaluation qu’il considère comme étant naturelles. Dans ces conditions, il déploie tous ses efforts à décrocher un diplôme qui lui donne droit à l’exercice d’une profession pour laquelle il n’existe pas de marché d’emploi.

Le prince auto-dominé a besoin d’être réellement éduqué. L’éthicité de sa présence dans le monde et la racine de ses problèmes quotidiens l’obligent à s’éduquer pour la transformation du monde. Comme l’a dit Paulo Freire, vulgarisant à sa manière, la troisième thèse de marx sur Feuerbach,

Personne n’éduque personne

Personne ne s’éduque seul

Les gens s’éduquent entre eux, par l’intermédiaire du monde

Le prince auto-dominé est élevé dans un espace où seul le professeur parle ; le premier est appelé à répéter le second. Le prince auto-dominé n’a pas de voix propre ; il parle à travers celle du professeur. C’est pourquoi les méthodes d’évaluation sont fondées sur sa capacité à mémoriser les paroles du professeur. Dans l’éducation du prince auto-dominé, seul le professeur est sujet ; seul le professeur est capable de produire des connaissances (quand bien sûr, la recherche rencontre sa place légitime dans l’acte d’enseignement). Le prince auto-dominé est un consommateur de connaissances ; il est un récepteur dans la communication pédagogique, disons mieux : dans l’extension éducative.

Le prince auto-dominé a peur de la récupération de la parole par le peuple en mouvement. L’exercice hypothèqque son projet d’avenir. S’il accepte d’abdiquer au droit de parler, il ne peut pas tolérer que des classes subalternes puissent oser revendiquer la parole comme acte subjectif. Quand elles manifestent à travers les rues (la manifestation s’entend ici comme l’exercice public de la subjectivité prise en relation dialectique avec les conditions objectives d’existence), le prince auto-dominé les regarde de son temple de savoior avec dédain. Le comportement traduit la peur d’être contaminé. Quand il accède au pouvoir, il haranguue les foules avec le même esprit de supériorité. C’est pourquoi la vocifération cède la place à la concersation, la communication à la manipulation.

L’éducation essentialiste est le processus d’inculcation de la domination comme mode d’être chez l’étudiant haïtien. Elle apprend à ce dernier à l’exercer intérieurement par l’auto-répression, en lui enlevant la subjectivité. La maturation le prépare à l’extérioriser quand il assume une fonction publique. Aussi n’est-il pas de sa seconde nature de traiter les femmes et les hommes comme des sujets égaux auxquels il doit s’ouvrir pour construire ensemble la communauté de justice et d’égalité. Il faut introduire le principe de la différence et l’utopie de l’émancipation totale dans la pratique éducative haïtienne, car le respect des différences n’implique nullement l’acceptation des antagonismes sociaux ; au contraire, les femmes, les nègres, les indigènes, etc., doivent lutter ensemble contre le capital qui les déshumanise tous et les réifie. La nouvelle pédagogie libératrice alliera l’enseignement de contenus critiques véhiculés à partir de la méthode dialectique, au discours de l’action. Participer à l’accomplissement de tâches de transformation de la nature et de l’homme, ce sera la caractéristique première du prince qui renoncera volontiers à son auto-domination. Par exemple, après avoir participé à un cours superbe sur la théorie de l’auto-exploitation paysanne de Tchayanov ou la théorie de la Relativité d’Einstein, il se rendra devant les locaux du Ministère de la Justice pour appuyer la revendication de justice des paysans de Guacimal, injustement incarcérés depuis plus d’un mois ; il collaborera à la pleine réussite du sit-in annoncé par l’organisation ouvrière dénommée Batay Ouvriye. C’est d’ailleurs ce même principe qu’exprime la note de soutien de Batay Ouvriye à la lutte des universitaires haïtiens pour la sauvegarde de l’autonomie et de l’indépendance de l’UEH, menacées par la poussée totalitaire de Lavalas. L’éducation nouvelle est dans la lutte pour la construction de la démocratie sociale, c’est-à -dire économique, politique et culturelle. Notre systme éducatif se fondera sur la poiésis qui permettra le développement omnilatéral des femmes et des hommes du pays ; au lieu de former pour la qualification industrielle de la main-d’œuvre (sous-traitance) ou l’administration publique ou privée, l’éducation haitienne produira des femmes et des hommes qui ensemble, poseront les problèmes de l’extraordinaire croissance de nos bidonvilles sans emploi, et du développement accéléré de notre dépendance alimentaire. Pour cela, notre système éducatif ne cessara pas d’être humanistique traditionnel pour devenir konbitique moderne comme le veut la professeure Odette Roy Fombrun qui revendique l’institutionnalisation du travail manuel dans les écoles, appuie la réforme Bernard fondée sur l’insertion du circuit techno-professionnel dans le système, et nie superbement les relations sociales inégalitaires et injustes qui sont autant de formes pédagogiques dans la production du prince auto-dominé. L’éducation haïtienne doit former des femmes et des hommes qui s’auto-libèrent par la participation politique et productive à la construction d’une autre société : libre, égalitaire et fraternelle suivant les idéaux de la Révolution de 1791.

Port-au-Prince, le 17 août 2002

Jn Anil Louis-Juste, Professeur