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Le clerc vietnamien du 20e siècle

Dans La trahison des clercs , livre-pamphlet très controversé, Julien Benda accusait les clercs, les intellectuels, de son époque, d'avoir trahi la cause de la raison, de la spéculation pure au profit de la métaphysique, de l'émotion, du subconscient, du "lyrisme idéologique".

Bien qu'attaché aux valeurs républicaines, il condamnait les particularismes nationaux, culturels et individuels pour défendre l'universel.

Benda a publié son œuvre en 1927. Au Vietnam, les clercs des années 20-30, jusqu'à la Révolution de 1945 libératrice du pays, nourrissaient des soucis d'un autre ordre. Le Vietnam était devenu colonie française depuis 1884. Les jeunes générations acquises aux idées occidentales de liberté et d'égalité, continuaient la tradition patriotique de leurs pères et grands-pères de culture confucéenne : bien qu'ils doivent travailler dans la machine administrative française, ils aspiraient ardemment, avec le peuple tout entier, à la fin d'une servitude honteuse et d'une exploitation inhumaine du pays. Point n'est étonnant qu'après 1945, la grande majorité des intellectuels combattent dans les rangs de Hô Chi Minh au cours d'une guerre de 9 ans. Le peuple vitupérait "la trahison des clercs" au service des colonialistes agresseurs.

Quel est le parcours au 20e siècle, quels sont les problèmes sociaux et psychologiques des clercs (1) ayant grandi au temps de la colonisation française ?

Le récent livre de Dinh Quang, Tap van (Mélanges) pourrait en donner une idée. Je lui donnerais volontiers le titre de Mémoires d'un clerc vietnamien du 20e siècle bien qu'il y ait un peu de tout dans cet ouvrage de 262 pages, souvenirs, nouvelles, impressions, récits de voyage, réflexions, portraits. Les principales périodes de l'histoire contemporaine s'y déroulent : colonisation française, occupation japonaise, gouvernement Trân Trong Kim né après le coup de force japonais, révolution, guerres de résistance, réunification, Dôi moi (Renouveau).

Sous la plume de Dinh Quang se profilent, nettement ou en filigrane, les événements bouleversants du dernier demi-siècle : la famine de 1945 avec 2 millions de morts, la lutte du Viêt Minh contre les deux occupants français et japonais, la proclamation de l'indépendance, Diên Biên Phu, les bombardements américains, la réforme agraire, l'affaire Nhân van, la libération de Saigon, de la collectivisation et du régime de financement étatique au Dôi moi (Renouveau) avec l'économie de marché et la percée de l'économie de marché.

Témoin et auteur conscient et inconscient de tous ces événements, Dinh Quang a écrit ses mémoires en tant que ke si , - il le dit. Ke si est un terme vieille pour désigner le lettré, le clerc sous le régime féodal. Employé dans le langage moderne, il ne désigne pas l'intelligentsia, l'ensemble des intellectuels du pays, mais équivaut au mot si phu qui n'englobe que des clercs dignes de ce nom par leur savoir et leur intégrité.

Né en 1928 à Hanoi, Dinh Quang s'est fait un nom comme dramaturge, théoricien et enseignant dans le domaine théâtral. Issu d'une famille d'intellectuels de vieille souche catholique, il a abandonné à seize ans le Grand séminaire pour participer au mouvement révolutionnaire Viêt Minh et aux deux guerres de résistance nationale. Chef d'un ensemble culturel d'un régiment de l'Armée populaire, il a opéré pendant plusieurs années dans la dure région de guérilla Binh Tri Thiên. Après des études de dramaturgie en Chine et en Allemagne où il a conquis son doctorat avec une thèse sur Brecht, il a poursuivi ses activités culturelles jusqu'à sa retraite, comme directeur de l'École supérieure du théâtre et du cinéma avant de devenir vice-ministre de la Culture.

À travers une vie bien remplie se révèlent les traits caractéristiques d'un clerc vietnamien du 20e siècle.

En premier lieu, la soif d'apprendre, le culte traditionnel du savoir. "Il me semble qu'avec l'âge, écrit-il, on mange moins, le besoin de se distraire diminue mais la faim de connaissances ne diminue pas". Lecteur passionné, globe-trotter, Dinh Quang apprend autant dans la vie que dans les livres. Féru de l'Internet, il s'est vite mis au diapason de son siècle, étant toujours au courant des dernières informations dans nombre de domaines.

Comme ses ascendants nourris de morale sociale confucéenne, le clerc moderne est engagé. Prenant conscience de son appartenance à un pays asservi, Dinh Quang renonce à une position de simple spectateur intellectualiste, il a mis son cœur et son esprit au service de l'indépendance de sa Patrie et du mieux-être de son peuple. Toute une vie consacrée à la dramaturgie lui a permis de créer plusieurs pièces originales, de former des centaines de disciples, laissant une œuvre de 3.000 pages sur l'histoire et les théories de l'art scénique.

L'œuvre et la pensée de Dinh Quang sont marqués par le mot Tâm (Cœur), terme intraduisible tant il est riche de connotations. En lui se mélangeant la charité chrétienne et la compassion bouddhique. Il a noté : "Auparavant, sur les sentiers de la guerre, j'avais parfois pensé : il semble que dans cette vie, si on parle de bonheur, j'en pourrais imaginer toutes sortes. Château, voiture, femme douce et belle, enfants mignons et sages, argent,... tout cela est à la portée de mon imagination. Quant aux malheurs, ils échappent à notre imagination tant ils sont multiples et insondables. Aujourd'hui, je trouve que c'est vrai !". Trente ans de guerre avec leur kyrielle de deuils et de ruines, les bouleversements sociaux et la déchéance morale lui ont donné raison. Le spectacle des épaves humaines lui fait mal au cœur, il en cite des exemples. Tel ce combattant de la Longue Cordillère : enfant orphelin, il a vécu en vagabond. Par bonheur, il a épousé une jeune fille dont les parents, pêcheurs, étaient morts dans un naufrage. Survint la guerre, avec leur mignonne petite fille, ils vivotaient dans la forêt. La femme a été déchiquetée par un tigre. Peu de temps après, la fille tuée par un cobra. L'homme resta dans la forêt jusqu'à ce qu'il puisse tuer le tigre. Il a ensuite rejoint l'armée. Dinh Quang a écouté l'histoire dans une baraque solitaire en pleine forêt. "Écoutant jusque-là, je n'ose plus le regarder. Je colle mes yeux au feu de bois, la fumée m'aide à cacher mes larmes".

Il est naturel que le souci moral et métaphysique n'épargne pas le clerc Dinh Quang qui a failli être prêtre. Commentant une tragédie de Nguyên Huy Tuong sur le sort d'un architecte génial, il s'est confié : "Les intellectuels ont la maladie de se creuser les méninges, ce qui les fait passer pour des esprits ténébreux. La soif de créer et de chercher ne vous laisse pas tranquille. En savoir trop vous tourmente face aux réalités et à l'avenir. La plus grande joie pour le lettré, c'est de pouvoir être soi-même".

Le clerc a soif de connaissances, "mais plus on connaît, plus on souffre", parce que "plus on réfléchit, plus on sent un vide ou un faux-pas".

Dieu, la vie et la mort, le bien et le mal, le destin de l'homme ? Ces éternels points d'interrogation reviennent plus d'une fois dans le "journal" de Dinh Quang. Dans le dernier article du livre, il évoque une visite faite à un ami intime, cancéreux qui va quitter le monde. Ils échangent des idées sur cette inconnue qu'est la mort. Pour Dinh Quang, la science et la religion ne peuvent apporter des réponses satisfaisantes aux problèmes métaphysiques. Il opte pour une morale pratique basée sur l'affectivité : Quand on fait le bien, quand on pratique certains rites religieux, on se sent à l'aise. "Partageons nos joies, et gardons nos peines pour nous".

En particulier les joies créées par l'art. Sur le côté artiste de Dinh Quang, je reviendrai une autre fois.