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Gastronomie - Le caviar comme maître de cérémonie

Source: nouvelobs.com
Le conte de fée du « Caviar Paris », péché et livré sur votre table en 48 heures
C'est une histoire de mariage en même temps qu'un conte de fées. Le mariage c'est celui de Pierre Bergé, esthète et un homme de culture, auteur d'un magnifique livre des portraits (1), mais surtout fondateur d'Yves Saint Laurent, avec le descendant de l'une des plus grandes dynasties danoises du caviar et du fameux saumon Balik (2), Peter Rebeiz, aujourd'hui à la tête de Caviar House & Prunier. C'est que Pierre Bergé est devenu le propriétaire d'une autre dynastie, française celle-là, des fruits de mer et du caviar, la maison Prunier dont l'histoire remonte aux années 1870, avec l'installation de six tables et d'un comptoir caisse dans deux petites pièces près de la Madeleine. Au début du siècle, la maison Prunier emploie six cents coursiers qui livrent les huîtres - et les ouvrent - au domicile de sa riche clientèle. La rumeur dit qu'on a autant de chance d'y croiser des membres de la Cour impériale de Russie qu'à Saint-Pétersbourg. En 1921, Emile Prunier négocie l'exclusivité mondiale sur le caviar russe. Quelques mois avant ces négociations, Emile Prunier reçoit la visite d'un érudit voyageur, dénommé Monsieur Blanc, venu lui porter une grande nouvelle. Cet ancien habitué du restaurant, qui a récemment perdu sa fortune dans des investissements russes à cause de la révolution bolchevique, l'informe de la présence d'esturgeons dans la Gironde. Des esturgeons sont en effet régulièrement pêchés dans la Gironde et ses affluents, la Garonne et la Dordogne, mais seuls quelques pêcheurs ont le tour de main nécessaire pour attraper ces nobles créatures, qui ne sont d'ailleurs consommées que par les habitants des environs.

La princesse à l'ombrelle

Ce serait, dit-on, une princesse russe fuyant les bolcheviks qui aurait encouragé la production de caviar, transmettant le secret de sa fabrication et un pêcheur qui, jusqu'à là, rejetait à la mer ses oeufs. Le pécheur se mit à commercialiser ces petits grains sous le nom de « Caviar de la Gironde-Parapluie de poche », allusion à l'ombrelle de la princesse oubliée sur place et conservée comme une relique par les descendants du pécheur (3). Y installant huit stations de pêche, Emile Prunier se met à produire dans les années folles jusqu'à 25 tonnes par an de caviar français, lançant à Paris, avenue Victor Hugo, un nouvel établissement de style Arts Déco désormais classé monument historique. Entre temps l'esturgeon, peut-être trop péché, se met aux abonnés absents dans l'estuaire de la Gironde alors que les importations de caviar de la Caspienne, elles, sont très contingentées. D'où la multiplication, ces dernières années, d'exploitations piscicoles en Gironde ou en Dordogne. C'est ainsi qu'avant de racheter Prunier, Pierre Bergé s'était porté acquéreur de l'une de ces fermes piscicole en Dordogne, Estudor.

Un mariage sur une poignée de main

2004 : Arrive le mariage entre Pierre Bergé et Peter Rebeiz. « Ce qui n'est pas commun dans les entreprises qui fusionnent, explique ce dernier, c'est que nous, on l'a fait sans savoir vraiment qui on était. Pour moi qui avais passé tous mes dimanches, pendant des années depuis l'age de 14 ans, à emballer des tonnes de caviar dans des petites boites c'était un rêve de produire du caviar. Moi je suis détaillant, Pierre Bergé était producteur. On était fait pour s'entendre. Cela s'est fait sur une poignée de main. En cherchant dans les archives de Prunier on est tombé sur un petit agenda qui avait appartenu à la fille Prunier, Simone, qui parlait d'un livre qu'elle a avait écrit et qui s'appelait Ma maison. Mais impossible de mettre la main dessus. Ni de savoir ce qu'il contenait. J'ai cherché chez les antiquaires et les bouquinistes. Je n'ai rien trouvé. Jusqu'au jour où, téléphonant à ma mère à Copenhague, je lui ai parlé de ce livre introuvable. Elle l'avait dans sa cuisine ! Le livre avait été acheté par ma grand-mère qui n'avait même pas découpé les pages. En fait, ce n'était qu'un livre de recettes. Mais le même jour j'ai reçu un mail comme quoi on avait trouvé une autre version de Ma Maison dans l'Ohio. Lorsque j'ai reçu le livre à Zurich, j'ai commencé à le lire à 10 heures du soir et je l'ai fini à 4 heures du matin. Un fantastique témoignage sur la vie de cette dynastie qui a introduit le caviar en France en commençant par signer à Moscou un contrat d'exclusivité mondiale. C'est de ce jour là que la France est devenue la plaque tournante du caviar. Les autres maisons, Pétrossian, Kaspia, Volga ont tous commencé dans les années 20 parce que Prunier a créé ce marché. »


3 heures du matin, le conte de fée prend forme
Et puis un jour, le conte de fée prend forme : « Et voila qu'en lisant ce livre j'ai découvert - il devait être 3 heures du matin - qu'Emile Prunier non seulement produisait lui-même son caviar en Gironde mais que ce caviar était servi 48 heures plus tard dans son restaurant parisien. Moi qui avais fait des conférences et suivi des colloques dans le monde entier sur le caviar, je n'avais jamais entendu parler de pareille chose ! ». Car ce caviar de deux jours n'a évidemment pas le même goût que celui dont les boîtes ont mis deux mois pour arriver de la Caspienne. C'est un produit très fragile sur lequel on ajoute du sel tout de suite. La pénétration du sel dure environ quinze jours. Et une fois que le sel a pénétré, le caviar commence à maturer. Pour envoyer une boîte de caviar à Paris ça prend des mois, ce qui fait que le consommateur français n'a jamais eu l'occasion de goûter ce caviar et encore moins celui qui n'est pas encore salé. C'est ce qu'Emile Prunier avait réussi à faire découvrir à ses clients. Il nous a fallu faire venir des Iraniens et des Russes qui nous ont appris à respecter méticuleusement les standards ainsi que leurs tours de main. « Il faut savoir ouvrir l'esturgeon, enlever la poche autour des œufs, comment le laver, combien de fois on le lave, quel genre de sel on rajoute, car le goût du sel est primordial, explique Peter Rebeiz. On faisait venir du sel de Sibérie ou d'Egypte pour lui donner un certain goût ».

Une chambre de maturation à la Madeleine

Depuis quelques semaines, Caviar House et Prunier a ouvert son « Seafood Bar » place de la Madeleine où l'on peut déguster ce fameux caviar de 48 heures dont la saveur est plus naturelle, plus douce, plus moelleuse, avec un arrière-goût de noisette, le sel n'étant pas là pour la conservation mais pour en renforcer sa saveur. Mais où on peut aussi visiter la « chambre de maturation » et, pour peu qu'on puisse le payer, déguster le caviar selon le stade de maturation que vous préférez (4). Car Emile Prunier avait découvert que les goûts n'étaient pas les mêmes selon la nationalité de la clientèle. Dans cette chambre on peut déguster celui de deux jours ou le caviar des caviars, le Prunier Héritage, préparé selon les méthodes perses qui se distingue par des grains de grande taille et de couleur claire. Mais aussi le goût anglais, légèrement salé qui peut se déguster environ 2 mois après la pêche. Son goût est légèrement plus salé que le caviar Héritage même s'il garde tout le goût de la mer. Ou bien le goût américain, connu sous l'appellation « Pur sel » plus puissant encore. Vous aurez le choix : A deux euros le gramme, c'est bien la moindre des choses !


Une pénurie qui tombe à pic

Au début des années 80, le Cemagref ( Institut de recherche pour l'ingénierie de l'agriculture et de l'environnement ) a organisé les premières reproductions et des alevins ont été relâchés en milieu naturel en 1995. Le Cemagref a fait des recherches à partir de l'acipenser baeri importé de Sibérie qui vit exclusivement en eau douce. Plusieurs sociétés se sont créées : Estudor, en a "lâché la majorité" en 2001 à Pierre Bergé qui était déjà dans le capital depuis 1997. La Truite Argentière, exploitation piscicole installée depuis 1968 à Biganos (Gironde), s'est mise à l'élevage d'esturgeons en 1993. Et les nouveaux venus se sont multipliés : L'Esturgeonnière au Teich (Gironde) en 1995, tout comme Sturgeon à Saint-Sulpice et Cameyrac (Gironde). Ils produisent du caviar d'Aquitaine, une nouvelle appellation créée pour éviter la confusion avec le caviar de Gironde préparé, lui, à partir d'esturgeons sauvages de l'estuaire, poissons qui restent hautement protégés. La production actuelle s'élève au total à quelque 16 tonnes, contre 6 tonnes en 2002. Dans le même temps, la vente de chair d'esturgeons est passée de 135 tonnes à 340 tonnes. Une cinquantaine de personnes travaillent dans cette filière.
"Dans une dégustation à l'aveugle de "60 millions de consommateurs", notre caviar est arrivé en deuxième position dans la catégorie ossiètre et en troisième pour les sevruga" , explique Alan Jones, cogérant de Sturgeon. Car le caviar d'Aquitaine peut être rattaché à l'une ou l'autre de ces deux catégories. "Nous ne voulons pas faire de la quantité mais de la qualité, insiste Laurent Sabeau. Nous sommes un groupe de luxe." Avec ses grains noirs, c'est un nouveau produit qui tombe à pic alors que l'effondrement de la production d'esturgeon de la Caspienne a été divisé par 40 ans en quinze ans provoquant une nouvelle flambée des prix. En 7 ans, le prix a été multiplié par 4,5, la boite de 125 g béluga coûtant aujourd'hui entre
620et 870 euros !

1) Les jours s'en vont, je demeure (Gallimard)
2) Le saumon Balik perpétue la tradition de la manière de fumer le saumon comme elle l'était à la cour du Tsar des Russies. La recette, toujours gardée secrète, fut transmise de génération en génération. Il y a 25 ans, elle fut confiée à Caviar House, qui depuis lors entretient précieusement cette ancienne tradition.
3) René Val ou la Véritable Histoire du caviar de la Gironde, propos recueillis par Bernard Mounier, éditions Bonne Anse, 2005, 20 euros.