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Face au Jeu de la Mort, le choix de la vie, par Jacques Lecomte

"Le Jeu de la mort" est arrivé sur nos écrans, précédé d'une couverture médiatique exceptionnelle. Sous prétexte de critiquer les dérapages de la téléréalité, les réalisateurs nous ont offert une expérience de téléréalité dont le titre racoleur et le contenu n'ont rien à envier à celui des émissions qu'ils dénoncent.
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La télévision nous habitue de plus en plus à la violence chez l'être humain, et cette émission n'échappe pas à cette tendance. Or les médias ne font pas que décrire le monde, ils façonnent également notre représentation du monde. Ainsi, cette émission risque fort de conduire le téléspectateur à croire que la soumission et la violence meurtrière constituent des composantes majeures de l'être humain.

Or il ne s'agit là que d'une face de la médaille. Car l'être humain a autant de potentialités vers l'empathie que vers la violence, vers l'altruisme que vers l'égoïsme. Rappelons donc d'autres réalités mises en évidence par les sciences humaines.

L'apport de la sociologie : l'ordinaire de la bonté lors de génocides
Des sociologues ayant étudié le comportement de sauveteurs lors de génocides sont arrivés à la conclusion que " l'ordinaire de la bonté " est une réalité humaine aussi tangible que la banalité du mal. L'influence sociale en faveur du bien peut s'avérer aussi puissante qu'en faveur du mal, comme l'a démontré l'expérience du village du Chambon-sur-Lignon au cours de la seconde guerre mondiale. Entraînée par les convictions humanistes de deux pasteurs, toute la population a choisi de cacher des milliers de juifs.

L'apport de la psychologie sociale : la réaction lors de catastrophes
L'opinion commune considère que les victimes de catastrophes collectives paniquent et tentent à tout prix de sauver leur peau, en restant indifférentes aux autres. Mais la réalité est bien différente, comme l'ont notamment montré les chercheurs du Centre de recherche sur les catastrophes de l'université du Delaware (Etats-Unis), notamment sur la base de témoignages et d'enregistrements de caméras de surveillance. Dans un tel contexte, le comportement collectif est généralement caractérisé par l'aide réciproque et le calme plutôt que par la compétition et la panique ; les gens risquent parfois leur vie pour aider d'autres victimes qui leur sont totalement étrangères.

L'apport de l'anthropologie : les cultures de paix
Des anthropologues ont recensé plus de soixante cultures de paix dans le monde. Bien qu'elles diffèrent sur de nombreux aspects, elles mettent toutes l'accent sur des relations coopératives plutôt que compétitives, présentent une structure sociale égalitaire, valorisent l'harmonie du groupe et disposent de multiples moyens pour prévenir et résoudre les conflits. Il y a certes parfois de la violence dans ces communautés, mais elle est alors considérée comme anormale et dangereuse. Quant aux enfants, ils apprennent, en observant les adultes, que la coopération est hautement valorisée ; leurs loisirs sont d'ailleurs essentiellement constitués de jeux coopératifs.

L'apport de la neurophysiologie : les neurones-miroirs
Depuis les années 1990, la découverte des neurones-miroirs révolutionne la neuropsychologie. Ceux-ci s'activent non seulement quand un individu accomplit une action, mais aussi quand il voit un autre individu la réaliser. De même, les zones cérébrales impliquées dans l'empathie sont stimulées lorsque nous voyons qu'une autre personne ressent de la douleur. Giacomo Rizzolatti, l'un des découvreurs des neurones-miroirs, estime que ces derniers constituent le fondement neurologique de l'empathie. Selon lui, les recherches actuelles nous montrent "combien les liens qui nous unissent aux autres sont profondément enracinés en nous et, donc, à quel point il peut être bizarre de concevoir un moi sans un nous".

L'apport de l'économie expérimentale : le sentiment de justice
De multiples expériences ont remis en question un postulat majeur de la théorie économique selon lequel les individus sont fondamentalement égoïstes et motivés par leur intérêt personnel. Prenons par exemple "le jeu de l'ultimatum". Au cours de cet exercice, les sujets doivent se répartir une certaine somme d'argent. Le joueur 1 doit faire une offre au joueur 2. Si celui-ci accepte, il reçoit le montant offert et le joueur 1 garde la différence. S'il refuse, ils ne reçoivent rien. Il s'agit donc d'une situation de type "à prendre ou à laisser", d'où l'appellation "ultimatum". La théorie économique classique prévoit que le joueur 1 va faire une offre très peu généreuse, et que le joueur 2 acceptera n'importe quelle offre, puisque, après tout, cela est préférable à ne rien avoir du tout. Or ce n'est pas ce qui se passe. Le joueur 1 offre généralement 40-50 % de l'argent disponible. Quant au joueur 2, s'il est confronté à une offre basse (moins de 25 % de l'argent disponible), il la rejette la plupart du temps, en invoquant comme motif que la proposition est injuste. Une des études, menées en Indonésie, a montré que ce refus a lieu même lorsque la somme mise en jeu correspond à trois mois de salaire.

L'apport de l'éthologie : nos racines altruistes
Alors que Konrad Lorenz, l'un des fondateurs de l'éthologie, affirmait que l'être humain est fondamentalement violent en raison de son atavisme animal, le primatologue Frans de Waal (et d'autres) multiplie les observations de comportements altruistes chez les animaux, tout particulièrement les primates. Par exemple, un chimpanzé a donné sa vie en essayant en vain de sauver un nourrisson de son espèce qui était tombé à l'eau. Au cours de recherches expérimentales (que de Waal s'est refusé à pratiquer lui-même par éthique), à chaque fois qu'un singe tire une poignée pour obtenir de la nourriture, un de ses compagnons reçoit une décharge électrique. Constatant cela, le singe cesse d'actionner la poignée, alors que c'est sa seule source de nourriture. Certains singes se laissent mourir de faim plutôt que de faire souffrir un congénère.

L'apport de la criminologie : la sortie de la délinquance et de la criminalité
De nombreux travaux de criminologie portant sur la " désistance " (arrêt volontaire d'activités criminelles) montrent que la plupart des parcours délinquants s'arrêtent à un certain moment. Les facteurs les plus importants sont la vie en couple et le fait d'être parent, un emploi stable, la responsabilisation personnelle. Pratiquement tous ceux qui passent par une expérience de désistance affirment que ce n'était pas leur vrai moi qui s'exprimait au cours de leur période criminelle. Certaines trajectoires sont impressionnantes. C'est le cas par exemple de Larry Trapp, néonazi, haut dirigeant du Ku-Klux-Klan, qui terrorisait les Noirs, les juifs, et les membres d'autres communautés. Touché par l'amour manifesté par la famille du rabbin Michael Weisser, il abandonna son idéologie et devint conférencier des droits de l'homme !

Il est temps de conclure. Face à la nature humaine, plusieurs attitudes sont possibles. L'émission "Le jeu de la mort" incite plutôt au pessimisme, lequel ne peut conduire qu'à l'inaction. Les faits présentés ci-dessus peuvent en revanche nous incliner à l'"optiréalisme", mélange subtil d'optimisme et de réalisme, caractéristique des personnes qui se mobilisent pour changer la société. Je laisserai la parole finale à Nelson Mandela, qui incarne parfaitement cet optiréalisme : "Même aux pires moments de la prison, quand mes camarades et moi étions à bout, j'ai toujours aperçu une lueur d'humanité chez un des gardiens, pendant une seconde peut-être, mais cela suffisait à me rassurer et à me permettre de continuer. La bonté de l'homme est une flamme qu'on peut cacher mais qu'on ne peut jamais éteindre." (Un long chemin vers la liberté, Livre de poche, 2002, p. 753).

Jacques Lecomte est docteur en psychologie et chargé de cours à l'université Paris-Ouest-Nanterre-la Défense. Il est aussi créateur et webmaster du site Psychologie positive.