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Europe, qu'est devenu ton humanisme? Par Alain Lamassoure

La psychologie collective ressemble énormément à celle d'un être humain individuel. Lorsque l'un d'entre eux se sent mal, les complexes freudiens d'infériorité et de supériorité refont surface tout d'un coup. En tant que telle, l'Europe, comme modèle de civilisation, est victime d'un traumatisme historique majeur, observe l'eurodéputé français Alain Lamassoure.

"La psychologie d’une collectivité ressemble à celle d’un individu : quand elle se sent mal dans sa peau, viennent les complexes freudiens. Les deux complexes curieusement complémentaires, d’infériorité et de supériorité.

L’Europe, en tant que modèle de civilisation, vit un traumatisme historique majeur. Pour la première fois depuis qu’elle pense et qu’elle se pense, elle ne peut plus prétendre dominer le monde. Sa population représentait un être humain sur cinq à la naissance de mon père, elle n’en comptera plus qu’un sur vingt quand mon fils aura mon âge d’aujourd’hui. Sa religion à prétention œcuménique ne sera jamais universelle. Ses armées ne sont plus capables d’assurer seules la sécurité du continent, et elles se contentent, ailleurs, d’un rôle de gendarmes humanitaires.

Si les compétitions internationales ne se tranchent heureusement plus sur les champs de bataille, l’Europe est le grand vaincu de la guerre économique impitoyable dans laquelle le monde est lancé depuis vingt ans : elle se traîne à 1% de croissance par an, soit deux, trois, voire dix fois moins vite que les autres continents. Ses anciennes colonies ont l’outrecuidance de se développer sans ses conseils, ni même son argent. Pire : ces puissances « émergentes » ignorent ses leçons d’histoire, de philosophie, de morale, pour inventer à leur tour les valeurs, les modèles, les références du XXIe siècle. Nous avons bel et bien lâché prise.

Alors, nous le nions : c’est la première réaction habituelle de l’éternel vainqueur soudain dominé. Nos concurrents semblent l’emporter ?

C’est parce qu’ils ne respectent pas les règles du jeu : leurs résultats ne peuvent être qu’immoraux et éphémères. Les Chinois font travailler une armée d’esclaves sous-payés, y compris des enfants. Les Indiens sacrifient les foules miséreuses de Bombay pour former une élite d’ingénieurs qui copient nos inventions. Les Brésiliens affament la planète en transformant la canne à sucre en carburant, et ils détruisent son climat en laissant massacrer la forêt amazonienne. Les talibans nous mènent une guerre « asymétrique », qui n’est pas la vraie, parce qu’ils savent combien nous leurs sommes militairement supérieurs.

La recherche médicale sud-coréenne est indigne de ne pas respecter les normes éthiques reconnues par la « communauté scientifique internationale » … des normes qui n’existent pas, mais que nous essayons de fixer pour nos propres chercheurs. D’ailleurs, que veulent dire les taux de croissance de l’Asie ? Le thermomètre n’est pas le bon, puisque, tel qu’on le calcule, le PIB ne prend pas en compte le gaspillage des ressources naturelles, ni la pénibilité du travail. Alors, à New-York, à Doha, à Copenhague, nos dirigeants utilisent les innombrables instances internationales pour donner à tous ces impudents des leçons de morale, sur les droits humains, sociaux ou environnementaux honteusement bafoués.

Seconde réaction, apparemment contradictoire mais psychologiquement liée : l’autodénigrement. Décidément, nous, les Européens, nous sommes nuls ! Pire : c’est bien fait pour nous, parce que nous devons expier. Nous expions la Shoah, Hiroshima, Srebrenica, le Rwanda, mais aussi trois siècles d’esclavage et cent ans de colonialisme.

Nous expions pour la science prométhéenne, qui a libéré le feu nucléaire, fabriqué des espèces végétales et animales « artificielles », fait naître des embryons humains dans des éprouvettes. Nous expions pour toutes les fautes humaines, puisque toutes ont été commises par l’homme européen, ou inspirées par lui - de l’impérialisme américain aux divers avatars du communisme, et finalement à toutes les tyrannies, sous toutes les latitudes : celles que nous avons aidées, celles que nous avons tolérées, et même toutes les autres, qui n’ont existé que parce que nous les avons insuffisamment combattues…

Mais ce n’est pas tout : il nous faut expier aussi pour le dommage causé depuis trois mille ans à nos espaces naturels par l’agriculture et l’urbanisation ! Et, flagellation suprême, il est donc juste que ce soit encore à nous d’expier pour les fautes, présentes et futures … des autres pays : car comment ne pas voir la contagion de la cupidité aveugle des Européens lorsque sont pillés le charbon d’Asie, le pétrole du Moyen-Orient ou les hévéas de Malaisie ?

Vient alors le temps des scientifiques et des moralisateurs. Les premiers prétendent démontrer que le redressement n’est pas possible : non, le potentiel de croissance de l’Europe ne peut pas dépasser 1,5% par an. Les seconds transforment notre échec en vertu : il n’est de bonne croissance que « durable », c’est-à-dire ne causant aucun dommage à « la planète », à ses animaux, à ses végétaux, à ses minéraux, ni même à ses paysages. Le bon indice de réussite n’est plus le PIB à maximiser, mais la « trace carbone » à éradiquer. Le nouvel évangile est celui de la micro-croissance, tendant asymptotiquement vers zéro, hors de laquelle il n’est point de salut.

Le chapitre suivant commence à s’ouvrir maintenant. Il se déduit tout naturellement des précédents. Puisque le reste du monde préfère imiter notre réussite passée plutôt que nos vertus actuelles, protégeons-nous de lui : le modèle européen vaut mieux que ça ! Et puisque cette compétition mondiale n’est décidément pas loyale, ignorons-là : nos priorités « pour la planète » ne sont pas celles-là … Qu’elle soit monétaire, commerciale, fiscale, financière ou sanitaire, peu importe : érigeons une barrière pour mettre l’Europe et ses cœurs purs à l’abri de l’inquiétante rumeur du monde.

Eh bien, non ! Aveuglement, résignation, réinvention du protectionnisme, et finalement sectarisme néo-religieux et inversion des valeurs morales : ça suffit ! Reprenons nos esprits !

Non, les Européens, et notamment les Européens d’aujourd’hui, n’ont pas à porter le fardeau des péchés de toute l’humanité. Non, l’humanité elle-même n’est pas l’incarnation du Mal, alors que la planète, à l’exception de l’être humain, serait la seule valeur sacrée.

C’est en Europe que sont nés les philosophies de la liberté de l’homme, y compris face à Dieu, et l’esprit scientifique mis au service du développement ; la reconnaissance des droits de la personne humaine, la démocratie politique et l’Etat de droit ; l’économie sociale de marché, le savoir-faire de la croissance économique durable, la victoire contre les malédictions ancestrales de la famine, de la maladie, de l’ignorance et même de la guerre ; la communauté pacifique d’Etats indépendants qu’est l’actuelle Union européenne ; le droit d’ingérence humanitaire et, tout récemment, la prise de conscience des enjeux de toute nature de la mondialisation. Cela n’enlève rien aux abominations d’hier, cela ne nous donne aucun droit sur les autres peuples, mais cela devrait suffire à nous empêcher d’oublier nos devoirs d’aujourd’hui. Envers nous-mêmes et envers les autres.

Oui, nous avons toutes les raisons de jouer notre partition dans le grand concert de ce siècle, qui n’est plus seulement le nôtre, mais qui est aussi le nôtre. Nous sommes seuls responsables des 500 millions d’Européens qui vivent sur le plus petit des continents : il n’y a aucune raison qu’ils soient condamnés au chômage de masse, et qu’ils abandonnent au reste du monde l’audace de la création due au labeur humain. Et nous sommes coresponsables de l’organisation d’un monde enfin ouvert à ses cinq continents : ce monde-là aura besoin d’apprendre l’art de la paix, et de comprendre les exigences humaines, sociales, politiques, environnementales, non de la micro-croissance, mais du développement accéléré dont a besoin l’humanité.

Dans cette grande confrontation planétaire, que nous voulons pacifique, quelle est notre vraie force ? Elle réside dans l’inspiration qui est commune à toutes nos philosophies différentes, religieuses ou laïques, et qui, en même temps, nous a permis de sublimer les valeurs de ces doctrines et d’en surmonter les tentations sectaires : l’humanisme. L’humanisme curieusement oublié. L’humanisme européen, par quoi, décidément, tout recommence ! Rallumons les Lumières : là est l’inépuisable énergie pour sauver l’homme précaire de la fatuité permanente qui le fait se prendre, tantôt pour un ange, tantôt pour un démon, en oubliant la misère de sa condition mortelle – et sa grandeur."