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Mode - Le rouge mâle

Source: Les Échos
Loin de Guermantes
[ 10/12/10 - Série Limitée N° 093 ]
Coincé entre le cardinal de Richelieu, le dandy et le diable en figures tutélaires, le rouge mâle demeure une ponctuation très délicate...

« Oriane, qu'est-ce que vous alliez faire, malheureuse. Vous avez gardé vos souliers noirs ! Avec une toilette rouge ! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au valet de pied, dites tout de suite à la femme de chambre de Mme la duchesse de descendre des souliers rouges. » L'oukaze du duc de Guermantes à son épouse, en pleine Recherche du temps perdu, vaudrait-il en 2010 pour l'homme ? Probablement pas. Non que Basin soit passé de mode. Mais son grand genre franchit plus difficilement les siècles que les sexes : le mâle de 2010 est très rarement -voire jamais -tout en rouge... Une teinte maudite ? « Plutôt pleine de sens. C'est sans doute la plus audacieuse et la plus forte des couleurs. Elle donne un éclat pur, presque violent d'optimisme -et c'est ainsi que je l'ai utilisée, primaire, en plein coeur de la crise. Le vrai rouge, le carmin, par exemple en ras du cou, constitue une ponctuation très délicate et très mesurée de la silhouette. » Qui parle ? Qui d'autre que Véronique Nichanian, directrice de l'homme Hermès, dont la maîtrise de la palette chromatique ravit par son audace la gente masculine. Demeure que son enthousiasme pour ce coup de cravache coloré est prudent, dans une maison qui s'enorgueillit d'un rouge éponyme, profond comme un bordeaux. Elle en a usé, bien sûr -le célébrant il y a déjà quelques années en somptueux manteaux. Jamais abusé.

DU DUC DE BORDEAUX À LA CURIE ROMAINE

Il faut dire que le bordeaux, comme toutes les expressions de cette satanée teinte, est lourd de signification : historiquement, il célèbre la naissance en 1820 du duc de Bordeaux, « l'enfant du miracle », petit-fils de Charles X et futur comte de Chambord. Il fleure donc bon la fleur de lys en fin de règne alors même qu'il deviendra, paradoxalement, la teinte bourgeoise par excellence. Par défaut à dire vrai. Les rouges éclatants sont, en effet, depuis toujours l'apanage du diable sans doute, mais surtout du pouvoir -le Robert d'Artois des Rois Maudits de Maurice Druon mêla les deux en marque de reconnaissance. Ils se teintent volontiers de pompe ecclésiastique. La pourpre cardinalice constitue ainsi l'exemple unique d'un total look traversant les modes et toutes les tempêtes, depuis que Richelieu l'osa, sur son armure, au siège de La Rochelle... À défaut, d'être princes de l'Eglise -ce qui demeure compliqué, les hommes politiques -surtout les Premiers ministres français de droite -raffolent des chaussettes de la Curie romaine, les fameuses Gamarelli. À tout prendre, le clin d'oeil est plus cocasse que la cravate rouge qui signe, chez les Américains, la silhouette du pouvoir. Un signe si fort que le très sérieux Washington Post avait pu ironiser sur l'impact électoral des cravates bleues du candidat Obama lors des dernières présidentielles... Couleur que l'occupant du Bureau ovale n'a pas renié depuis. Il faut dire qu'à l'autre bout du spectre symbolique, l'outdoor et le sportswear tiennent solidement le terrain : le rouge pompier est aussi celui du couteau suisse, et devient donc la teinte de l'aventure, voire du sport de la parka ou saharienne Aigle à la doudoune Moncler...
Sur ce terrain ultra piégé car über-référencé, la mode marche à petits pas. Dans un esprit très Guermantes pour le coup, Arnys joue du carmin à l'écarlate, les déployant sur gants en agneau plongé, imperméable ou parka en micro-fibres, pantalon bicolore de velours ou de coton, col roulé de cachemire... Une carte germanopratine qui, en option totale, peut constituer un exercice très périlleux. Mais peut-être moins dangereux que la silhouette multirouge, du brique au vermillon, proposée par Christophe Lemaire chez Lacoste. Une seule solution : diviser les troupes. Comme la plupart des designers l'ont fait cette saison. L'homme Hermès de l'hiver se réfugie, ainsi, dans la douceur d'un cardigan de cachemire extra-fin amarante et ciment. C'est simplement juste. Tout comme la maille ras du cou que Miuccia Prada préconise sous blouson. Hors le tricot point de salut ? Si, en usant de la référence avec bonne humeur. Tomas Maier chez Bottega Veneta l'impose en blazer et Paul Smith, le sur-référence rock, en l'osant tartan. Quant à Milan Vukmirovic chez Trussardi 1911, il la joue über cow-boy en chemise, of course... À ce jeu-là de mises en abyme, Yohji Yamamoto est maître de l'ironie. Il se sert du vermillon en chemise, pantalon et long manteau -très Yohji -tout en en décomplexant l'usage : lors de son défilé, ce sont ainsi Johnny Yoshinaga ou Morio Agata, figures de la scène et du cinéma nippons qui l'arborent, sans l'ombre d'un souci, avec une arrogance toute aristocratique. Comme un pied de nez -ou un hommage inversé -à Basin, duc de Guermantes. Diablement efficace.

GILLES DENIS