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Littérature Haitienne - Jean Fernand Brierre

Jean Fernand Brierre naît le 23 septembre 1909 à Jérémie (Haïti). Revenu en Haïti après le départ des Duvalier, il meurt à Port-au-Prince dans la nuit du 24 au 25 décembre 1992.

Jean Fernand Brierre
Deux vers déchirés, torturés, aujourd'hui comme il y a dix ans, trente ans ou cinquante ans me restituent entièrement Jean Brièrre, et ils ne sont pas de lui. Le premier est de Victor Hugo : « Je hais l'oppression d'une haine profonde... ». Le second est d'Aragon : « Je prendrai dans mes mains mon visage irrité... ». Qui n'a pas vu, une fois dans sa vie, le visage irrité de Jean Brièrre (chaque fois qu'un homme, une nation, un peuple est atteint dans ses droits ou dans sa dignité), ignore ce qu'est vraiment, totalement, la haine de l'oppression. Cet homme-là, c'est l'Émerveillant émerveillé !

En 1998, à la Maison de la Culture Douta Seck, dans le cadre de la 2ème Biennale des Arts de Dakar, un très émouvant hommage était rendu à la mémoire du poète de Black Soul, d'Un Noël pour Gorée et d'autres recueils, sulfureux. Ou simplement douloureux (du type Nous garderons le dieu, à la mémoire de Jacques Roumain, ou Or, Uranium, Cuivre, Radium, à celle de Patrice Lumumba), auteur aussi de nombreuses pièces de théâtre, en vers comme en prose (L'Adieu à la Marseillaise, Pétion et Bolivar et Les Aïeules), et d'un roman autobiographique, laissé inachevé, Province.

L'hommage était surtout rendu à l'ancien agent des programmes à la Section culturelle de la Radiodiffusion Nationale, ancien directeur des Arts et Lettres, ancien conseiller au ministère de la Culture, pour son action inlassable, son engagement sans faille, et l'amitié, l'aide et les conseils prodigués à tant de jeunes poètes, écrivains et artistes sénégalais, – Jean Brierre, rentré au pays pour y mourir, après avoir donné un quart de siècle de sa vie au Sénégal.

Ousmane Sow Huchard, alors président du comité scientifique de la Biennale, en avait eu l'idée. Il gardait sans doute en mémoire tant de beaux « papiers », signés Jean Brièrre, parus dans la page Arts et Lettres du Soleil, exaltant le talent de nos artistes (plasticiens en particulier), depuis le Premier Festival mondial des Arts nègres (rappelons que c'est à Jean Brièrre, en cette occasion, qu'avait été confiée la rédaction du livret du spectacle « Son et Lumière » de Gorée, un des grands moments du Festival) jusqu'en 1986, date à laquelle Jean s'est résigné... à quitter le Sénégal.

Je le vois, je l'entends, qui me crie : « Je m'arrache de ce pays comme une dent ! » Premier mot de Jean, une fois rentré au pays – bref... et long à la fois... comme un sanglot : « Ce second exil est le plus dur ». Premier ou second d'ailleurs, Monique est là pour nous le rappeler :

Ce n'est pas facile l'exil
Malgré les frontières tues
Les portes claires les mains vives
Ce n'est pas facile jamais

Prenant la parole (après d'autres) à la Maison de la Culture, en 1998, j'avais intitulé mon témoignage L'Homme bleu :

« Jean habite une maison bleue. Un détail précis, qui vous y mènera (si vous avez le goût des pèlerinages), quand il ne sera plus le temps de rien, que tous les témoins, et lui-même et moi-même aurons disparu : angle des rues Carnot et Mohamed V... »

Cette maison bleue, à la vérité, n'est qu'un immeuble (de rapport, comme vous dites) et un immeuble comme les autres. Jean est au septième avec Rosette, sa femme sénégalaise, Rosange, Karine, et le petit Jean-Jacques. Un immeuble, oui, mais il est bleu. Ça compense. Le bleu est la couleur de la merveille, la couleur de l'outre-mer et du grand ciel caraïbe, du baquet des lessives et de l'indigo qui faisait les bourgeois de Nantes envoyer tout leur linge à Saint-Domingue (ou c'est le contraire ?) : le linge sale blanchi par les nègres... et les traînées d'indigo tout le long de la rivière, à Méyotte, quand Madan Tulusse lavait... Quant à la planète, « la terre est bleue comme une orange », on le savait bien avant Schmitt et Cernan et les yeux bleus de Paul Éluard qui voyaient plus loin qu'Apollo XVII... C'est la couleur de Jean.

Jean ne rit plus, ne passe plus en coup de vent nous lire « son dernier poème » (qu'il laissera ensuite traîner n'importe où, chez celui-ci, chez cet autre... qui ne se donnera même pas la peine de se baisser pour le ramasser, s'il venait à tomber par terre, ce n'est que du papier), ne s'informe plus de ce que j'ai « de nouveau » comme livres, ne m'appelle plus « vieux frère » ni rien... C'est égal, il y a des gens (gens g-e-n-s) qui s'arrangent toujours pour perdre les occasions qu'ils ont de s'émerveiller (je crois que c'est Xavier Orville à qui je viens de voler une bien jolie phrase). Ils sont nombreux. Autant dire l'unanimité. Jean Brièrre n'est pas de ces gens-là. Même aujourd'hui, longtemps après ce que nous avons appelé « la mort en série », quand le mauvais vent s'était mis à souffler, bousculant, balayant les cinq malheureux écrivains haïtiens : « Allez ! tous, à la retraite ! »

Et c'est vrai que jamais, mais jamais depuis plus de quarante ans que l'on se fréquente et qu'on échange nos impressions, jamais je n'ai entendu Jean dire de quelqu'un, s'agît-il du plus ignare parmi les innombrables et extravagants bipèdes qui peuplent notre planète, qu'il a rencontré hier pour la première fois, avec qui il s'est entretenu cinq minutes, ou de n'importe quel « confrère » de huitième zone, gratte-papier confit dans son rôle de gratte-papier, dont il vient de parcourir les lignes insipides, et qui fait six fautes dans « je suis », comme disait ma belle-mère, jamais je n'ai entendu Jean dire que ce n'était pas un être « tout à fait extraordinaire », une intelligence et une âme « d'élite », un « talent fou », un écrivain « sublime », etc.

Il avait le compliment massif. Et ç'a été souvent, entre nous, la cause, l'occasion d'aimables et fraternelles joutes. À propos de Peyrefitte, par exemple, qu'il mettait sur le même pied que François Mauriac ! Roger Peyrefitte... Et ce n'est pas que, lui, il ne voie pas ou ne soit pas capable de voir – en dépit de ce que je crois par ailleurs – qu'il existe bel et bien les « cases » de l'intelligence, et que deux individus également intelligents, ou jugés tels (à la suite d'une série d'additions et de soustractions où le plus intelligent à vrai dire se perdrait), n'ont pas nécessairement les mêmes cases. Il verra, bien sûr, demain, après-demain, mais sur le moment le grand poète qu'il est ne se croit aucunement le devoir « d'en juger », et de perdre « cette occasion qu'il a de s'émerveiller ».

L'avocat (des bonnes causes), le patriote (ses prises de position – poétiques avec Marchaterre – contre l'Occupation américaine et les exactions de l'Occupant) ou le jeune secrétaire de légation (« vingt ans peut-être », se rappelait avec émotion Richard Constant, le brillant préfacier de ses Chansons secrètes, « des épaules larges de sportif, des yeux chargés de passion, lui faisant un visage déjà grave... c'est toute la grâce virile sous laquelle il m'apparut en 1930, à la veille de son départ pour Paris »), l'ambassadeur (à Buenos Aires... et là encore, un acte de courage, une attitude exemplaire, dont tous les Argentins de l'époque se souviennent), le ministre, le citoyen, ses luttes, ses échecs, ses gloires (au nombre desquelles il faut compter ses prisons : mises bout à bout on arrive à un total impressionnant de neuf longues années, dont quelques-unes en compagnie de Jacques Roumain)...

Et puis après, l'exil. À la Jamaïque d'abord, pas longtemps... puis au Sénégal, où le président Senghor alerté l'a fait venir.

Et pour finir, sa poésie. Sa poésie qui est tantôt une flamme dans l'ouragan, tantôt une effervescence de pollen, tantôt palmiste, tantôt flamboyant, rarement filao, rarement « ce toit tranquille, où marchent des colombes »... Sa poésie : un geyser, une protestation éternellement jaillissante contre tout ce qui tend ou tendrait à faire de l'homme, principalement de l'homme noir, autre chose que ce qu'il est : peu de chose, oui, « un grain de sable parmi les grains de blé sur l'aire », rien qu'un homme mais un homme.

En instituant le Prix Jean Brierre de Poésie, Barbara Prézeau (de la Fondation AfricAméricA) offre une chance aux jeunes poètes du Sénégal et de la diaspora. En attendant d'autres. Une façon, pour elle, de continuer à communier avec cette Afrique qu'elle aime, à qui elle reste liée par le nombril (comme parle le poète), selon une tradition vieille de près de soixante-quinze ans, en Haïti – soixante-quinze si l'on ne tient compte que de l'engagement poétique, et du plus récent, mais en réalité de trois ou quatre siècles si l'on compte tout le reste – soixante-quinze ans, donc, depuis l'école indigéniste et La Revue indigène (qui réunissait les meilleurs écrivains et poètes de l'époque : Jacques Roumain, Émile Roumer, Carl Brouard...) avec son prolongement Les Griots, où la tendance s'affirme (je cite) : « Nous remîmes en honneur l'assotor et l'açon. Nos regards nostalgiques se dirigèrent vers l'Afrique douloureuse et maternelle ».

Et qu'a fait Jean Brièrre depuis Black Soul, depuis toujours, sinon diriger son regard vers l'Afrique douloureuse et maternelle, en attendant le moment où, rendu à sa « case d'origine » (il a toujours prétendu qu'il l'avait, quelque part en Afrique, et qu'il saurait la reconnaître), il pourrait, les soirs où ce mal bien connu, qu'on nomme mal du pays pour abréger (on a beau faire, on a beau dire, on n'en guérit pas)... l'étreindrait, jusqu'à désirer mourir... et finalement y mourir... il pourrait, dis-je, donner cette autre direction à son regard : vers Haïti douloureuse et maternelle... ?
– Lucien Lemoine