Afrique : La nature de l’engagement d’Ousmane Sembène
mercredi 22 décembre 2010
Par Joseph Ferdinand *
Source: Ursis' Blog |
Essayons, de notre côté, de retracer l’itinéraire de la carrière d’Ousmane Sembène, question de préparer le terrain au sacre devant prendre place à Dakar.
Un parcours incroyable
C’est en forgeant qu’on devient forgeron, dit le proverbe. On ne saurait trouver rien de mieux à mettre en exergue à l’œuvre d’Ousmane Sembène. Rien, en effet, ne laissait prévoir que cet homme deviendrait un jour écrivain, et encore moins l’écrivain qu’il a été. Il naît le 8 janvier 1923, en Casamance, dans le sud du Sénégal. Sa formation scolaire prend fin brusquement en 1936 quand il est chassé de son école pour indiscipline. Ainsi, il ne sera pas allé plus loin que la première année du secondaire. Commence alors pour lui, à l’âge de treize ans, la longue quête pour la survie au cours de laquelle il passera de petit boulot en petit boulot jusqu’à ce que, par l’effort et la discipline, par un inébranlable désir d’aller toujours plus loin pour mieux servir les siens, il atteigne le sommet de la pyramide. Résumons les étapes de ce parcours incroyable.
Après son expérience désastreuse à l’école secondaire, il s’initie au métier de son père : la pêche. Il n’y reste pas pour longtemps car on le retrouve peu après comme étudiant à l’École de Céramique de Marsassoum. Son passage là encore sera de courte durée. À peine âgé de quinze ans, il débarque à Dakar pour y apprendre un métier plus lucratif. Mais, on dirait qu’une méchante guigne condamne toutes ses démarches à l’instabilité : de la plomberie, il passe à la maçonnerie puis enfin à la mécanique où finalement il semble destiné à faire carrière après avoir été embauché par la compagnie Air France. La guerre éclate malheureusement et en 1942 le citoyen français qu’est le jeune Ousmane Sembène est appelé sous les drapeaux à titre de chauffeur pour le régiment d’infanterie des Forces Françaises Libres cantonnées au Niger. La guerre terminée, il s’installe définitivement en France, d’abord à Paris où Renaud lui offre un poste de mécanicien, puis, peu après, à Marseille pour y exercer l’éreintant métier de docker. C’est dans cette dernière ville que sa vie va connaître un tournant décisif. Un être nouveau est en train de naître qui, refaçonné entièrement sur les plans intellectuel, idéologique et professionnel, entame son irréversible ascension vers la destinée du légendaire Ousmane Sembène à qui le monde entier rendra hommage à sa mort survenue le 9 Juin 2007.
Comment s’est produite cette métamorphose ?
Nommé secrétaire général des travailleurs noirs en France, Sembène prend ses responsabilités avec beaucoup de sérieux. Il savait d’expérience quelle force il détenait entre ses mains en tant que chef de syndicat. En effet, avant de retourner en France après la guerre, il avait fait un bref séjour à Dakar et là, inscrit au syndicat des travailleurs de la construction, il a eu l’occasion de participer à la fameuse grève de 1946 qui a paralysé pendant un long mois l’économie de la colonie. Pour être donc en mesure d’user de son pouvoir à bon escient, il décide de se donner une formation adéquate de syndicaliste en se mettant à l’école de la CGT (Confédération Générale du Travail), le syndicat le plus puissant en France à l’époque. Chemin faisant, il découvre le marxisme, la voie sur laquelle le syndicalisme débouche normalement en Europe. Il est bon d’attirer l’attention sur cette orientation idéologique qui aura plus tard des répercussions profondes sur la carrière de l’homme de lettres qu’Ousmane Sembène s’apprête à devenir.
Homme de lettres ? Oui, cet homme qui n’a pas été plus loin que la première année du secondaire va devenir l’une des figures emblématiques de la littérature africaine. Il sentait depuis longtemps que ses idées devaient, pour atteindre leur objectif, se trouver un véhicule idoine. Ce sera le livre car scripta manent. L’histoire s’accélère en Afrique. Quels genres de pays veut-on bâtir sur les décombres de l’ancien régime ? Ousmane Sembène n’entend pas laisser tout l’espace de la réflexion aux politiciens traditionnels toujours prêts à tous les compromis et qui affichaient au grand jour leur ambition de prendre, au profit de leurs seuls clans, la place des autorités coloniales déchues. Celles-ci d’ailleurs ne seraient que trop contentes de rester dans les coulisses pour tirer les ficelles. Avec des autochtones dociles à la tête du pouvoir, il suffirait d’un peu de saupoudrage habilement appliqué au système pour essayer de faire prendre des vessies pour des lanternes et passer alors sans encombre du colonialisme au néo-colonialisme. Et le tour serait joué.
Ousmane Sembène, homme de gauche, a une vision opposée des responsabilités de la future classe politique africaine. Il veut de dirigeants décidés à transformer révolutionnairement la société en offrant à la classe travailleuse la chance de s’affranchir des ornières de la misère et de l’ignorance, mais aussi de la prison de traditions rétrogrades. Alors, aussitôt qu’il entend retentir les cloches de l’indépendance en 1960, il fait ses adieux à Marseille et part défendre ses idées sur le terrain au Sénégal. Mais l’écrivain, a-t-il les moyens de sa mission ? Avec si peu de lettres et de sciences dans ses bagages, sera-t-il en mesure d’articuler proprement et agréablement sa pensée dans des ouvrages de fiction et d’analyse ?
À quelque chose malheur est bon quelquefois. En 1957, un accident de la colonne vertébrale force Ousmane Sembène à abandonner son boulot de docker. Il a le temps maintenant de se concentrer sur ses études. Il étudie, étudie, étudie sans relâche, avec le zèle du prosélyte. Le voici donc prêt à faire son entrée dans l’arène de la littérature comme il en rêvait. Avant son retour au Sénégal, il comptait deux romans à son crédit : Le docker noir (1956) et O Pays, mon beau peuple (1957). Il en écrira trois autres : Les bouts de bois de Dieu (1960), L’Harmattan (1964) et Guelwaar (1996), et composera aussi de nombreuses nouvelles.
Du point de vue de la qualité de l’écriture, on notera sans peine qu’il ne possède pas la grâce de maîtres en stylistique comme Tahar Ben Jelloun et Alain Mabanckou ni la magnificence, l’élévation et l’impressionnante ampleur langagières de Sheikh Amidou Kane. D’ailleurs eût-il été capable de s’élever à ce niveau qu’il eût peut-être refusé de le faire. Cela ne correspondait pas à sa conception de la littérature. Pour ces trois-là, le roman est avant tout une pièce d’art qui doit être ciselée jusqu’à atteindre le lieu d’une certaine perfection. Pour lui, c’est une médiation utilitaire grâce à laquelle il poursuit le combat en donnant à son message de militant communiste un espace infini pour résonner. Cela ne veut nullement dire que sa langue est dépourvue de charmes. La simplicité d’une éloquence conçue pour communiquer directement, sans fioritures, avec l’auditoire, et dont la vertu essentielle repose sur son efficience, n’implique point la négation de la littérature. Il y a dans la fiction d’Ousmane Sembène un courant d’enthousiasme qui, s’il n’envoûte pas le lecteur instruit, l’interpelle, l’emporte et le porte à méditer sur l’existence du monde et surtout sur sa propre existence au monde. C’est une écriture musclée, peaufinant avec ténacité l’art de dire plutôt que l’art pour l’art.
C’est cette conception pragmatique de l’art qui va amener Ousmane Sembène au cinéma. En marxiste convaincu il ne pouvait pas ignorer le célèbre apophtegme de Mao Zedong, à savoir qu’une image vaut mille mots. Elle en vaut bien plus, du reste, dans un environnement où l’analphabétisme fait rage. Sa formation de cinéaste, il l’obtient à Moscou où il se rend en 1962 pour étudier aux Studios Maxim Gorki sous la direction des deux maîtres Sergueï Guerassimov et Mark Semyonovich Donskoï. Et c’est le début d’une carrière fort remplie, fort réussie aussi où, mariant les deux arts (littérature et cinéma), il s’applique systématiquement à propager ses idées. L’expression mariage des deux arts n’est pas une simple métaphore : ses écrits de fiction deviendront pour la plupart la matière de son cinéma et son cinéma, quand c’est sous cette forme que la création a débuté, la matière d’ouvrages de fiction.
Le double regard critique d’Ousmane Sembène
Quel est-il donc ce monde qu’Ousmane Sembène crée par la plume et par la caméra ? Il mène la lutte sur deux plans, l’un tourné vers l’extérieur et l’autre vers l’intérieur. Cette double démarche à la fois exogène et endogène ne fait pas que suivre aveuglément le courant manichéiste du pour et du contre. Cela serait trop simple. Lui, il ne limite pas son rôle à celui du censeur distribuant les blâmes par-ci par-là. Il dénonce ce qui doit être dénoncé et, pour ne pas s’emprisonner dans des débats académiques redondants, étant très peu doué pour la palabre byzantine, dessine ses modèles de la société de demain à l’aide de son gros bon sens éclairé par la dialectique historique, dédaignant donc le confort des stéréotypes d’analyse et des raccourcis de jugement.
Regard exogène
Le colonialisme exerce toujours une emprise centripète sur l’imaginaire du colonisé en perpétuel état de rébellion. L’originalité d’Ousmane Sembène consistera à décanter la question de son potentiel purement émotionnel pour la poser, non plus simplement en termes de confrontation entre Blancs et Noirs, mais dans le cadre d’une lutte dialectiquement inéluctable entre exploiteurs et exploités. Loin de faire de la dichotomie raciale une prémisse inéluctable de l’effort de libération et de progrès, en se basant, à l’instar de Mongo Béti, sur une hypothétique incompatibilité de la culture de l’Occident chrétien avec celle de l’Afrique animiste et/ou musulmane, encore qu’il ne veuille point éluder les particularités foncières de chacune de ces entités, Ousmane Sembène rejette le racisme antiraciste comme attitude et arme de combat. Le docker noir n’est pas un roman raciste même si, pour poser le problème des travailleurs noirs en France en termes clairs et directs, selon son style caractéristique, le romancier se voit obligé de dénoncer l’attitude raciste de certains Français à mentalité de colonialiste.
Dans son deuxième roman, O pays, mon beau peuple, Ousmane Sembène nous présente un couple mixte vivant en parfaite harmonie malgré les embûches de toutes sortes placées sur son chemin. Bien plus, ce sont maintenant les parents d’Oumar, le protagoniste noir, qui jouent le rôle de vilains pour s’être montrés incapables d’accepter dans leur sein l’épouse blanche de leur fils, tandis qu’Isabelle, elle, digne, fidèle, sympathique, gagne tous les cœurs et jusqu’à, à la fin, celui de sa réticente belle-mère.
Et ce ne sera pas la seule fois où le romancier fera jouer le beau rôle à quelqu’un de race blanche.
Regard endogène
Le colonialisme a bon dos ; il est facile de lui imputer la responsabilité de tout ce qui tourne mal pour soi dans le système. L’indépendance une fois obtenue, cette excuse devient caduque. C’est maintenant, se jouant sur la toile de fond du néocolonialisme, le drame des interminables querelles intestines, puis, à mesure que le temps passe et que la situation se détériore, la tragédie des coups d’état sanglants et des guerres civiles, l’horreur indicible des génocides, c’est le Darfour soudanais, c’est le Rwanda, c’est Noirs contre Noirs, sans échappatoire, sans état d’âme, à visière levée. Et l’on ne saurait s’en dédouaner rien qu’en se réfugiant derrière le prétexte éculé de l’immixtion des étrangers dans les affaires de son pays, quoiqu’on vive au quotidien les nuisances causées par les tentatives de déstabilisation de ces derniers.
Au Sénégal, Léopold Sédar Senghor instaure un régime dit démocratique et qui l’est vraiment, avec des institutions qui semblent résister, sans paniquer, à l’épreuve du temps. Mais cette démocratie à la sénégalaise n’est pas le genre de système qu’Ousmane Sembène pourrait appuyer. Il reprochera à Senghor d’être demeuré trop assujetti aux intérêts du néocolonialisme et de ne pas prôner une politique qui prenne en considération le bien-être des masses nécessiteuses. Bref, le régime de Senghor favoriserait essentiellement la nouvelle élite bourgeoise alliée intimement au capitalisme français et aux multinationales.
Tel est le reproche qu’on entend souvent adresser à tort ou à raison à l’ancien président et souvent de manière fort cavalière. Enfin, si l’on veut se faire une idée plus étendue de l’animosité qui couvait sous la cendre à l’égard de celui que Daniel Ewandé appelle ironiquement « l’étalon-Senghor » dans son pamphlet intitulé Vive le président, il faut revisiter Négritude et négrologues (1974) du Béninois Stanislas Spéro Adotévi, un autre pamphlet. Exécution en règle, impitoyable, voire vicieuse, de la Négritude et de ses promoteurs, Senghor tout particulièrement.
Après qu’on a lu Adotévi, on trouvera les critiques d’Ousmane Sembène bien bénignes, mais elles seront prises plus au sérieux parce que plus objectivement conçues, sans donner dans les attaques de personnalité. Le tableau décrit du Sénégal de Senghor par le romancier reflète le conflit idéologique qui l’oppose à ce dernier. Et l’on sera surpris de voir avec quelle aisance, quand le ras-le-bol atteint toutes les couches de la société, le discours idéologique et le discours politicien arrivent à se comporter en véritables frères-siamois. On relève par exemple ces déclarations désabusées dans le Mandat : « Dans ce pays il n’y a pas de loi », alors les gens retiennent à grand peine leur colère contre l’atmosphère de déliquescence qui y règne. « Enfin, l’honnêteté est un délit de nos jours dans ce pays » … Et c’est la même litanie des doléances que l’Opposition égrène toujours, en marge de toute allégeance idéologique. Enfin, il y a le peuple lui-même, bourré de vices, prêt à tous les coups bas pour satisfaire son goût de l’argent. Le peuple, hein ? Le peuple ? Comment Ousmane Sembène peut-il trahir ainsi sa vocation de communiste en assassinant le caractère du peuple ? Le peuple, n’est-il pas pour le communisme au-dessus de la critique ? Ce qui est péché pour les autres n’est-il pas vertu pour lui ? Tout ne lui est-il pas permis au nom de la pitié et de la solidarité auxquelles sa condition de victime lui donne droit ?
L’inconvénient est que ces sophismes ne sont pas seulement l’œuvre de groupuscules marginalisés qui n’hésitent pas, pour nourrir leurs phantasmes de pureté, à interpréter l’idéologie sous l’angle d’un gauchissement extrême, ils sont aussi profondément enracinés dans la mentalité des masses. Ousmane Sembène montrera à ces dernières que sa mission n’est pas de défendre ni de flatter leurs vices mais de les aider à s’en débarrasser pour qu’elles puissent un jour prendre leur destinée en main et s’affranchir du joug de ce système bourgeois qui les condamne à perpétuité à la misère sordide. Il est par conséquent impératif de commencer par dénoncer ce qui doit être dénoncé.
L’injustice essuyée par Dieng, par exemple. Celui-ci n’a même pas encore touché son mandat de 25000 francs, laquelle valeur ne lui appartient d’ailleurs pas en totalité, que le voilà assailli par une nuée d’« amis » (entre guillemets !) qui jouent de toutes les cordes pour le dévaliser. Ce que fera finalement son propre cousin, un certain Mbaye, à qui il confie le soin d’aller lui chercher l’argent à la banque.
Où est dans tout ceci, se demande Ousmane Sembène, où est la soi-disant « sociabilité africaine » innée ? « Ils sont noirs dessus, leur intérieur est comme le colonialisme. » Cette course effrénée vers la fortune à amasser à n’importe quel prix s’inscrit dans la logique du capitalisme où l’argent, la valeur suprême, vous confère un statut de supériorité par rapport aux plus démunis. Ainsi la réflexion sur l’argent qui semblait s’éloigner du modèle établi de l’orthodoxie de gauche rajuste le tir et, subitement, nous ramène en plein cœur de la lutte des classes.
D’autres auteurs africains de l’époque examinaient aussi, souvent avec d’autres yeux et presque toujours d’une perspective différente, la réalité de leur pays dans l’intention de faire changer les choses pour le meilleur. Mais que proposent-ils comme solution ?
Les soleils des indépendances (1968) d’Ahmadou Kourouma, un chef-d’œuvre du genre, mérite le reproche de ne pas s’inscrire dans la perspective de la conquête de l’avenir. Sous maint aspect, il fait rêver à la nostalgie d’un bonheur enfoui comme un fétiche tutélaire au cœur du passé. Le Burkinabè Nazi Boni avait, avant lui, parcouru le même chemin à reculons en transportant les lecteurs de son Crépuscule des temps anciens (1962) « à l’époque fleurie des aïeux, des grands-pères, des pères de nos pères, [où] existait encore un reste de paradis terrestre ».
Ainsi tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ... jusqu’à l’arrivée des Blancs.
Le retour au passé ancestral pour exorciser les affres de la dépersonnalisation était à l’ordre du jour dans la pensée africaine de l’après indépendance. On savait qu’on ne retrouverait son équilibre identitaire qu’après qu’on aurait comblé le fossé, creusé par la colonisation, entre le passé et le présent. En faisant croire aux Africains qu’ils n’étaient rien que des sauvages avant qu’ils les aient pris en charge, leur apportant le pain de la civilisation, les colons ont réussi pendant leur règne à les empêcher de se connaître et de s’exprimer selon la totalité de leur être. Il s’agit maintenant de tout faire pour retrouver le sens de leur continuité historique sans lequel ils demeureraient toujours des produits d’une culture d’emprunt.
Du reste, c’est là une préoccupation qui s’est toujours fait ressentir chez les intellectuels des pays nouvellement émancipés. Nous en savons quelque chose nous autres Haïtiens qui avons assisté au XIXè siècle à l’effort produit par nos Hannibal Price, Louis-Joseph Janvier et Anténor Firmin, en vue de rétablir l’intégrité de notre identité face aux assauts des racistes du clan de Gobineau. Cependant, durant ce processus de décolonisation de l’esprit, nous nous sommes quelque peu, que dis-je ? de beaucoup, oui de beaucoup égarés en chemin, détournant la lutte de son vrai objectif. Pour prouver que nous étions capables, en tant que nègres, de faire comme n’importe qui n’importe quoi de grand, nous avons fini, en voulant prendre leur place, par trop ressembler mentalement à ceux qui nous accablaient de leurs mépris, perchés sur la certitude de leur supériorité raciale. On a beau se laisser persuader que c’était par patriotisme que les écrivains de la Génération de la Ronde, s’appliquaient à égaler, sinon à dépasser, les plus grands de France dans l’arène des lettres, on a beau applaudir leur geste empanaché de laisser à ces derniers le choix et des juges et des armes, enfin on a beau tirer fierté de leurs succès, le fait est que, tout sublime qu’elle pouvait apparaître, la chose relevait d’un certain infantilisme, et clairement elle exposait imprudemment aux dangers de l’assimilation l’ambition de toute une nation de se doter de sa propre personnalité en accord avec sa race et son histoire.
Mais, pour revenir à la quête des sources que les Africains croyaient avec raison si nécessaire pour rattacher en un tout cohérent leur passé à leur présent, il faut faire attention à ne pas confondre fait et fiction. Les ancêtres ont-ils été ce que l’on affirme qu’ils étaient ? Leur humanité n’était-elle pas ... de la pure humanité, avec tout ce que cela implique de qualités et de défauts ? D’accord, dit Ousmane Sembène, la démarche est noble, mais il faut reconnaître aussi que les nègres n’ont jamais eu le monopole de la vertu, ni avant ni de nos jours. Ceux qui le prétendent le font dans des desseins politiques pour chloroformer les consciences.
C’est avec le même enthousiasme qu’Ousmane Sembène s’attaque à tout tabou culturel, fût-il même de la catégorie des absolument intouchables, qu’il considère aliénant quant au besoin d’épanouissement matériel et spirituel du peuple.
Or, l’un de ces tabous les plus absolument intouchables est la religion, —l’Islam tout d’abord, puisque nous parlons de l’Afrique en général et plus particulièrement ici du Sénégal natal où plus de 920/0 des habitants pratiquent cette religion. Osera-t-il ? Osera-t-il se mettre à dos les plus d’un milliard de fidèles du monde entier qui ont toujours, et très souvent ces dernières années, fait preuve d’une intolérance extrême et d’une susceptibilité à fleur de peau ?
Ousmane Sembène n’entretient aucun rapport conflictuel a priori avec la grande religion de son pays : il est musulman et cela tout naturellement mais sans prosélytisme aucun, sincèrement attaché à la foi de ses père et mère et n’ayant, jusqu’à preuve du contraire, aucune raison de vouloir en découdre avec elle. Ce qui soulève son ire c’est le fanatisme obscurantiste associé à la pratique du culte, et qui en fait un détestable « opium » (on sait d’où vient cette métaphore !). Impossible de s’épanouir tant qu’on n’a pas abandonné cette habitude de tout accepter au nom d’Allah, comme le fait le pauvre Dieng du Mandat, en alléguant « la promesse hypothétique d’une place de choix au paradis. Le paradis d’Allah comme un clou planté au centre de leur cerveau [...] amoindrissait, ébréchait la vive imagination pour l’avenir. » (Cela ne nous rappelle-t-il pas les je ne sais plus combien de délicieuses vierges qui attendaient les terroristes du 11 septembre 2001 au paradis après le succès de leur attentat !) Oumar, le héros de O pays, mon beau peuple, refuse carrément d’aller en pèlerinage à la Mecque, ne voyant pas la nécessité d’une telle action, ce qui, il va sans dire, le mettra en contravention avec l’aveugle obstination de ses parents, et bien plus grave que cela, en rébellion contre l’un des dogmes sacrés de l’Islam.
Voilà justement le genre d’obstacle qu’Ousmane Sembène veut aider ses frères et sœurs musulmans à franchir. La religion, toutes sans exception, est trop souvent une pratique vidée de substance, une façade, un vêtement commode pour cacher ses laideurs d’homme, au lieu d’être une foi. Voyez, par exemple, quel monstre d’hypocrisie religieuse figure Souleyman avec ses deux faces de Janus : d’abord celle du « Bilal de la mosquée », puis après celle du cynique polygame qui maltraitait ses épouses et, obsédé sexuel, convoitait toutes les adolescentes de sa mosquée.
Ce sont les cas de ce genre qui ont porté un Ousmane Sembène, dégoûté, à faire cette monumentale déclaration, par la bouche du griot Déthyè Law, homme de sagesse et de conscience : « Entre l’homme et Yallah, j’opte pour Yallah. Entre Yallah et la Vérité, je suis pour la vérité. » Pour bien apprécier le courage du romancier quand on le voit lancer de telles bombes, il faut se rappeler la toute-puissance de l’infrastructure musulmane au Sénégal. Lucy C. Hehrman donne un compte rendu très documenté de cet état dans l’état, dans son ouvrage intitulé Muslim Brotherhood and Politics in Senegal. Contrairement à Salmon Rushdie, l’auteur des Versets sataniques (1988), Ousmane Sembène n’a pas été inquiété, que je sache. L’Islam se serait-il tellement radicalisé depuis ?
Sur la question du droit des femmes, disons qu’aucun auteur africain n’a montré plus de détermination qu’Ousmane Sembène à dénoncer le statu quo, à cogner dessus avec l’intention claire de le faire voler en éclats. Il ne s’agit plus seulement d’une intégration au système politico-économique dans le cadre du nouvel ordre postcolonial ; il s’agit, en ce cas, de briser des tabous millénaires, générateurs d’une aliénation dont on ne saurait venir à bout tant qu’on ne s’arme pas de courage pour remonter à sa source et alors saisir le taureau par les cornes. Il est question ici, non de changer la structure de fonctionnement d’une société, cela est difficile mais faisable, il ne s’agit de rien de moins que de réinventer une structure mentale où se sont ancrées durant des siècles et des siècles des certitudes absolues et absolument indiscutables. De ces certitudes est née une certaine conception de la femme africaine, vague, non définie, non codifiée, subtilement disséminée, une évidence de même nature que la foi, un truisme sucé dans le lait maternel, à savoir que, mis de côté son devoir de reproduction de l’espèce, elle n’existe que pour servir de gré ou de force les hommes, au lit comme à la cuisine et aux champs. Si elles accomplissent la tâche avec loyauté, diligence et savoir-faire, les récompenses pleuvent sur elle, sinon... gare à toi, malheureuse ! Et toutes les précautions sont prises par ceux qui ont toujours détenu le pouvoir de prendre les décisions pour réguler ce merveilleux mode de vie et le rendre pérenne. Pour cela, deux dispositions à faire prévaloir d’entrée de jeu (ou d’entrée d’âge, car cela entre en vigueur le plus tôt possible) : l’excision et la polygamie.
Quand pourra-t-on commencer à noter des changements notoires à ce sujet ? Sans se faire d’illusions, on peut affirmer que ces changements ont déjà effectivement commencé et sont observables dans la société d’aujourd’hui. L’Afrique n’a pas pu empêcher les retombées du féminisme d’infléchir les mentalités vers l’acceptation, en attendant l’adoption universelle, des normes sociales ayant cours dans les sociétés du monde moderne. On ne peut pas échapper au courant de la mondialisation.
Il n’y a pas de doute : la polygamie et l’excision subissent aujourd’hui un état de siège en règle partout sur les cinq continents... Quoi qu’il reste encore beaucoup à faire, des décades, des siècles sans doute de vigilance et de batailles à vivre avant de parvenir à la guérison complète de ces plaies, les progrès réalisés à ce jour sont tels qu’ils pourraient contribuer à minimiser, voire à occulter l’action héroïque du célèbre pionnier de la lutte féministe en Afrique. Ousmane Sembène, qu’on se le rappelle, a été parmi les tout premiers à s’insurger contre l’état de soumission dans lequel étaient tenues les femmes du Continent et contre les abus auxquels la polygamie et l’excision les assujettissaient.
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Pour conclure, je dirai, en me répétant, qu’Ousmane Sembène est avant tout un militant, un lutteur et, quand il le faut, le rôle ne le répugne pas, un casseur. Mais lutter est un moyen et non une fin. Le but c’est, comme il le dit dans l’avant-propos de Véhi-Ciosane, de préparer « la genèse de notre monde nouveau » par la mise à jour et en échec « des tares d’un vieux monde condamné ». Est-il alors surprenant que Moolaadé (2004), sa dernière œuvre cinématographique datant de trois ans avant sa mort, soit une exploration critique en profondeur de la problématique de l’excision ? Son message est porteur d’espoir car il incarne les conquêtes inéluctables de l’avenir. Un avenir qui commence à poindre sous nos yeux en la personne des romancières noires prenant en charge leur destinée de femme, et rendant caduc le paternalisme du mâle généreux. Tel est le legs du long engagement d’Ousmane Sembène, et c’est un legs éblouissant.
Il est à noter aussi qu’Ousmane Sembène ne fait pas cavalier solitaire en ce domaine de l’engagement. Son message d’avenir résonne à l’unisson de la voix des écrivains du tiers monde, par-delà la barrière de l’idéologie et des races. Car ici aussi, l’idéologie n’aura été qu’une couleur, qu’un fanion de circonstance. Le fond lui-même a toutes les couleurs des fanions de la lutte : lutte contre l’exploitation de l’homme par l’homme, contre le désespoir rongeant la destinée de l’homme, lutte pour faire se matérialiser l’espoir en des lendemains qui chantent.
* Professeur et critique littéraire)
Department of Modern Languages& Literatures
Saint Michael’s College
Colchester, Vermont