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Philosophie - Peut-on se libérer du passé ?

Mots-clés: se libérer, passé, liberté, déterminisme, libre arbitre, temps, inconscient

Notions:
  • Temps (série L)
  • Liberté (toutes séries)
  • Inconscient (séries générales)
  • Politique (séries générales)
Table:
Page 1: I: Liberté ou déterminisme?
Page 2: II: Peut-on faire table rase du passé?
Page 3: III: Un devoir de mémoire

Le cerveau humain est le plus puisant des ordinateurs
INTRODUCTION

Il arrive qu'un événement nous ait affectés au point que son souvenir nous hante. Comme on voudrait se défaire de cette rumination douloureuse ! Mais serait-ce une bonne chose que d'évacuer ce souvenir ? Est-ce simplement en oubliant le passé que l'on s'en libère ? Le méconnaître n'est peut-être pas le plus sûr moyen de s'en affranchir. Car l'ignorance favorise rarement la liberté. Or, le présent n'est pas indépendant du passé. C'est donc seulement par la connaissance des causes antécédentes qu'un espoir de changer le présent est permis. Par conséquent, la question de savoir si l'oubli est libérateur est subordonnée à celle de savoir dans quelle mesure le passé détermine notre présent.

I. Liberté ou déterminisme ?

1. Le déterminisme

(voir le cours sur la liberté).
Selon les déterministes, dans le domaine des choses naturelles, tout obéit à des lois. Une loi est un rapport constant et nécessaire entre une cause et son effet. C'est ainsi que la connaissance du passé permet de prévoir l'avenir, qui est en quelque sorte inscrit dans le passé. Pour une particule élémentaire, il est impossible de se libérer des causes passées.
2. Cependant, le présupposé du déterminisme, que toute la nature obéit à des lois immuables, peut être discuté. Aujourd'hui, les scientifiques ont renoncé à considérer la nature elle-même comme entièrement déterminée par des lois rigoureuses qui rendraient possible une prévision certaine et infaillible. Les savants eux-mêmes hésitent à affirmer que tous les phénomènes soient prévisibles. Surtout depuis que le physicien Heisenberg a souligné l'indétermination irréductible du mouvement des particules (" principe de Heisenberg "). Il est certes possible de prévoir, si l'on augmente la température d'un gaz, dans quelle proportion sa pression va augmenter. Cette pression est le résultat de l'agitation de millions de particules qui viennent heurter les parois du récipient. Parce qu'elles sont en très grand nombre, on sait quel va être le mouvement de la plupart d'entre elles, d'où va résulter ce fait global qu'est la pression du gaz. Mais il est impossible de prévoir à coup sûr quel sera le mouvement de telle particule. On peut étudier le phénomène dans sa globalité, mais pas les particules prises individuellement.

3.Le libre arbitre

Si même la matière inanimée échappe au déterminisme, il est alors permis de croire que l'homme, à plus forte raison, est libre. Le déterminisme nous représente l'univers comme un enchaînement de causes et d'effets. La liberté consisterait au contraire à rompre cet enchaînement. La volonté serait une cause capable de ne pas être elle-même la conséquence d'une cause précédente. Dans le domaine de la matière, si l'on recherche les causes, on peut remonter à l'infini - au Big Bang, et même plus loin: quelle est la cause du Bang? Avec la volonté, en revanche, on aurait affaire à une cause ultime, qui permet d'éviter de reculer à l'infini. La volonté libre serait une cause non causée. Elle introduirait une rupture dans la chaîne des causes. L'action libre serait donc un commencement absolu, un commencement radical. Par exemple, cette liberté rendrait possible, en art, la création d'une nouveauté absolue. C'est ce qui caractérise le génie selon Kant: il n'imite personne. La liberté rend possible le jaillissement d'une nouveauté qui ne doit rien au passé - un acte parfaitement gratuit. descartes donne l'exemple de cette liberté de la volonté en faisant table rase de toutes ses anciennes connaissances. En effet, le doute cartésien consiste à rejeter tout le savoir accumulé pour reconstruire l'édifice de la connaissance sur de nouvelles bases. En politique, l'action révolutionnaire entend faire table rase du passé, détruire complètement l'ancien afin de s'en libérer.
Cette théorie défend l'idée d'une liberté absolue. Mais une action absolument libre, absolument neuve, au point qu'elle ne devrait rien au passé, est-elle possible ?

II. Peut-on faire table rase du passé ?

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1. Dans le domaine artistique et littéraire, une création absolue, c'est-à-dire une création ex nihilo, est-elle possible? Un auteur reçoit nécessairement des influences. Pascal, par exemple, reconnaît sa dette à l'égard de ses prédécesseurs, surtout Epictète et Montaigne. Il n'y pas davantage de création à partir de rien en art. Valéry reconnaît volontiers que le travail compte davantage que l'"inspiration". Les œuvres les plus originales doivent souvent beaucoup à l'étude scrupuleuse de l'histoire de l'art et à l'observation de la réalité, de même que les chimères inventées par les poètes, comme les sirènes ou les centaures, sont composées à partir d'éléments empruntés à la réalité. La liberté du créateur n'est donc pas absolue. Elle se fonde sur des antécédents. Ainsi le projet cartésien de reconstruire tout le savoir sur des fondements nouveaux semble impossible, il v nécessairement emprunter à une tradition.
2. Si la liberté était indépendante du passé, il serait alors possible à chacun, à tout moment, de renoncer à son existence présente pour changer tout, et recommencer sa vie à zéro. Cela supposerait le pouvoir de devenir un autre, de modifier son propre caractère. Il est sans doute possible de changer, mais de façon progressive et avec le temps. En revanche, la possibilité d'une métamorphose radicale est douteuse. Il est même difficile de ne pas répéter les erreurs passées. C'est ce qu'illustre Sartre, dans les Jeux sont faits. Un patriote, Pierre, est tué par un traître. En même temps, Eve est empoisonnée par son mari. Quand ils reviennent à eux, ils découvrent que les autres ne les voient pas, ne les entendent pas. Ils ont été tués. La mort est une sorte d'autre vie, menée en parallèle avec les vivants avec qui il est impossible de communiquer. Mais ils obtiennent une seconde chance: celle de ressusciter s'ils parviennent à se refaire, à recommencer leur vie à zéro, en s'aimant en toute confiance. Ils ont une journée pour réussir. Mais le poids des habitudes déjà prises est trop fort. Leurs milieux sociaux les séparent. Pierre ne peut s'empêcher de profiter de l'occasion qui lui est donnée pour aider ses camarades. Alors que le délai expire, il tient absolument à les prévenir qu'ils vont tomber dans une embuscade. Ainsi, la tentative pour se refaire échoue: "Les jeux sont faits, voyez-vous. On ne reprend pas son coup". Notre vie ne se construit pas seulement contre notre passé, mais à partir de lui. Nous ne devenons pas adultes seulement en niant l'enfant que nous étions: nous conservons, dans une certaine mesure, ce que nous avons été.
3. On ne peut rien créer ex nihilo, mais seulement à partir de ce qui existe déjà. C'est ce principe que les révolutionnaires semblent avoir méconnu en 1789. Tout peuple a une tradition, des habitudes, des coutumes auxquelles il ne peut pas renoncer du jour au lendemain. Il y a un poids des habitudes qui rend impossible un bouleversement radical. Même une révolution ne peut s'accomplir à partir de rien. Elle ne pourra rien édifier sur les ruines du passé. Elle ne peut donc pas être seulement la négation violente de ce qui l'a précédée. Benjamin Constant (De l'esprit de conquête et de l'usurpation, , II, 4) explique l'échec de la révolution française, qui s'achève dans la Terreur, par la volonté des révolutionnaires d'imposer aux Français une conception de la liberté qui ne convenait pas à leur esprit. Robespierre et St-Just privilégient la liberté politique aux dépens des libertés individuelles. Mais les Français n'étaient pas disposés à perdre de leur indépendance pour participer aux affaires publiques. Une révolution ne peut pas être sans lien avec le passé. Elle ne peut pas en être seulement la négation. Toute négation est déterminée, c'est-à-dire qu'elle est négation de quelque chose, négation de ceci. Elle a ainsi un lien avec ce qu'elle nie, même si elle le refuse. Elle conserve forcément quelque chose du passé. L'Internationale, chanson révolutionnaire ("du passé faisons table rase") semble bien utopique.

III. Un devoir de mémoire

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Il est impossible de se libérer du passé si l'on entend par libération une rupture telle qu'elle ne conserve rien du passé. Cependant, cela nous conduit-il à rester prisonniers du passé?
L'impossibilité d'une action ex nihilo ne doit pas conduire à renoncer à toute action. Qu'une action à partir de rien soit impossible ne nous oblige à renoncer qu'à une conception naïve de la liberté, définie comme le pouvoir de faire tout ce que l'on veut. Toute liberté est en situation. La liberté ne peut pas s'exercer en dehors d'une situation concrète. Séparée de toute situation, elle n'est qu'une liberté abstraite et de ce fait impuissante à inscrire une quelconque action dans le cours du monde. Ainsi, la liberté du sage stoïcien, qui est libre par la pensée, n'a aucune fécondité, puisqu'elle reste retirée du monde, à l'abri de la réalité et des coups du sort. C'est ce qui la rend possible qui l'empêche en même temps d'être effective et efficace: pour être absolue, il faut qu'elle se retire, dans l'intériorité de la conscience, et ainsi échapper à "ce qui ne dépend pas de nous". Mais pour être réelle, la liberté doit donc s'inscrire dans un monde qui lui résistera. La liberté ne peut s'exercer que comme lutte avec un certain donné, une certaine situation, dont le passé fait partie. La liberté ne peut s'exercer à partir de rien, mais seulement, par exemple, à partir de ce fondement qu'est le passé. Comment agir, sinon à partir d'un certain passé? Mais comment une telle liberté est-elle possible? Ce passé dont elle ne peut pas se détacher ne la détermine-t-il pas? En réalité, elle est possible parce que ce n'est pas le passé lui-même qui détermine mon action, mais plutôt l'interprétation que je choisis de donner de ce passé. En effet, ma situation ne prend sens que dans la mesure où je l'interprète. Sartre fournit cet exemple, dans l'Existentialisme est un humanisme, d'un jeune homme qui, à la suite d'une série d'échecs (mort du père, insuccès à un examen, déception amoureuse), décide de se convertir. Il est clair que sa décision ne surgit pas de nulle part, les événements traversés n'y sont pas étrangers. Mais elle ne se laisse pas entièrement expliquer par eux. La cause de la conversion, ce n'est pas le passé lui-même, mais le passé tel qu'il a été compris par l'individu, tel qu'il a été interprété par lui. En effet, ces déceptions pouvaient être vues autrement que comme des échecs. De plus, le jeune homme y a vu le signe qu'il n'était pas fait pour les réussites terrestre, que sa vocation était ailleurs, mais d'autres interprétations étaient possibles.
Le passé ne me détermine qu'au travers du sens que je veux bien lui donner. Or, il faut connaître le passé pour pouvoir l'interpréter. Mon action dépendra de la conscience que j'aurai du passé. Pour se libérer du passé, il ne s'agit donc pas de l'oublier, mais au contraire d'en prendre conscience.
C'est plutôt quand on méconnaît son passé qu'il nous aliène. Par exemple, les maladies mentales comme les névroses s'expliquent, selon Freud, par l'action de souvenirs inconscients liés à des désirs eux-mêmes cachés. Ces souvenirs traumatisants ont été refoulés. Mais ils n'ont pas été abolis pour autant. Le refoulement ne les efface pas. Loin de là: l'oubli interdit au désir de trouver satisfaction. Au lieu de s'affaiblir, il va s'exacerber, s'irriter. Il se renforce d'être frustré. C'est un principe élémentaire de la psychanalyse, que Freud nomme le principe de plaisir: tout désir tend à se satisfaire, il doit être pensé comme une pulsion qui s'efforce de trouver le contentement; toute pulsion insatisfaite suscite de la douleur. Si elle a été refoulée, il lui faut donc s'exprimer et se satisfaire d'une manière détournée et déguisée: par exemple, dans les rêves, ou sous la forme de symptômes psychosomatiques. C'est en tant que le passé est refoulé qu'il détermine la conduite du sujet. Pour s'en libérer, il ne s'agit pas de l'oublier, mais au contraire, avec l'aide d'un psychanalyste, de le faire revenir à la conscience. Tant qu'il est inconscient, il est impossible de l'identifier et de savoir ce qui me fait agir. Il me détermine parce qu'il reste actif alors même qu'il est caché. Oublier le passé est le plus sûr moyen d'être déterminé par lui à notre insu.
C'est la connaissance de soi-même, plutôt que l'oubli, qui permet de se libérer de ce que l'on était, qui favorise la compréhension de nos conduites présentes et la libération à l'égard d'habitudes depuis longtemps contractées. Descartes raconte qu'il avait un penchant inexpliqué pour les filles "un peu louches", c'est-à-dire affectées d'une "coquetterie dans l'œil". C'est en cherchant dans son passé qu'il se souvint de son premier amour, pour une petite fille qui louchait. Comme c'est à l'enfance que remontent beaucoup de nos préjugés, il s'agit, pour se libérer de ceux qui conditionnent notre conduite ou nos opinions, de connaître notre propre passé.
Ce qui vaut pour l'individu vaut aussi, à plus grande échelle, pour les peuples. Ignorer son histoire n'est pas la meilleure façon de s'en libérer. Nous ne pouvons nous libérer de notre passé qu'en en prenant conscience, grâce à la connaissance historique. Si nous l'ignorons, nous sommes condamnés à répéter les mêmes erreurs. L'ignorance des causes qui ont conduit une société à être ce qu'elle est risque de la conduire à répéter sans le savoir les mêmes causes, qui pourront avoir les mêmes effets. Ainsi, l'ignorance conduit à la répétition. Ignorer le passé conduit donc, aussi sûrement que le respect excessif des traditions, à l'immobilisme. On pourra alors comprendre ce paradoxe énoncé par Renan: "Les hommes de progrès sont ceux qui ont un profond respect du passé". Un peuple sans mémoire est en grand danger. Ignorer le passé, c'est le laisser nous déterminer. Une société est le produit d'une tradition, de coutumes ancestrales, solidement enracinées. Si l'on n'y prend garde, on se laisse entraîner par le poids de ces habitudes. Ainsi, on reconduit, sans le savoir, le même modèle.

Conclusion :

L'amnésie est loin d'être un idéal. L'ignorance est bien loin d'être la condition de la liberté, comme le soulignaient les philosophes des Lumières, par exemple Kant. Au contraire, c'est la mémoire qui autorise un arrachement au passé, impossible si l'on n'a pas pris conscience du rôle qu'il joue dans la détermination de notre présent. En ce sens, "l'homme qui possède un seul souvenir est plus riche que s'il possédait le monde entier" (Kierkegaard, In vino veritas). Celui-là se donne le moyen d'être libre, car la liberté ne peut pas s'exercer dans le vide, mais seulement à partir d'un sol. Cependant, cela signifie qu'il est impossible de s'arracher radicalement au passé. Même une révolution conserve quelque chose de ce qu'elle nie. La libération à l'égard du passé ne peut jamais être la négation de tout lien avec ce passé.

Bibliographie:
Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse
sartre, les Jeux sont faits
Sartre, l'Existentialisme est un humanisme
B. Constant, De l'esprit de conquête et de l'usurpation
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, IIIème partie, III