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Philosophie - La conscience de soi est-elle une connaissance ?

INTRODUCTION

La conscience consiste dans la faculté qui me permet de prendre connaissance de mes actes, et en particulier de l'activité de mon esprit. Elle se définirait donc comme une forme de connaissance. C'est ce que semble confirmer l'étymologie: "cum sciens" signifie "avec connaissance, accompagné de savoir". De même, les expressions "perdre conscience" ou "perdre connaissance", que l'on emploie indifféremment, témoignent d'une proximité entre conscience et connaissance.

Les humains ne sont pas conscients de leur
environnement avant l'âge de deux ans
Toutefois, dans quelle mesure la conscience de soi est-elle une connaissance de soi? La possibilité d'une telle connaissance supposerait une stabilité, une permanence de mon être. Or, je fais l'expérience d'un changement continuel en moi-même. A chaque instant, j'ai affaire à une pensée différente. La conscience est aussi bien le moyen d'éprouver que je ne demeure pas absolument le même. Autrement dit, il y a une altérité au cœur même du sujet: "Je est un autre" (Rimbaud). Cette altérité, cette altération n'est-elle pas de nature à compromettre la connaissance que je peux avoir de moi-même? Que signifie "moi-même"? Est-on jamais soi-même? Cela supposerait une coïncidence à soi qui n'est peut-être jamais donnée. Du seul fait que j'ai conscience de moi-même, est-ce que ce "moi-même" ne s'en trouve pas modifié? Dès lors, puis-je me connaître? Suis-je ce que j'ai conscience d'être?

I. L'expérience de la conscience

1. Le vrai moi est intérieur

Que suis-je? Qu'est-ce qui fait mon identité? On pourra être tenté de répondre que c'est mon apparence physique, en particulier mon visage. Cela est personnel. Seulement, mes traits changent avec le temps, au point qu'un ami perdu de vue aura du mal à me reconnaître après une longue absence. "Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non; car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus" (Pascal, Pensées, 323 Br.). La "personne" ne se réduit donc pas à l'apparence physique. Si l'on m'aime pour ma beauté, on ne m'aime pas, moi. Qu'est-ce donc que ce moi? Mon code génétique? Les scientifiques nous disent qu'il est unique. Pourtant, deux frères jumeaux possèdent une identité qui interdit de les confondre. Il consisterait plutôt en quelque chose d'intérieur - ce qu'on appelle la personnalité. Certes, mon caractère peut changer lui aussi. Mais on pourrait supposer l'existence d'un noyau stable, que l'on pourra appeler le moi. Si j'ai conscience d'une identité, il faut donc en chercher l'origine dans la conscience plutôt que dans le corps. Plutôt dans ce "je", sujet de pensée et d'action, qui commande au corps.
Moi seul puis donc savoir qui je suis. En effet, ce que je donne à voir à mon entourage, cela est-il vraiment moi ? Est-ce que ce ne sont pas seulement des apparences trompeuses ? Il se peut que je porte un masque. Balzac a parlé de la "comédie humaine". Un empereur romain avait eu pour dernier mot: "comedia finita est". On trouvera chez Sartre cette idée que chacun, en société, joue un rôle qu'il prend plus ou moins au sérieux, auquel il s'identifie plus ou moins bien[Note]. Par conséquent, ma véritable personnalité, pourra-t-on penser, s'identifie avec la partie la plus intime, la plus cachée de moi-même, celle que moi seul puis connaître: l'intériorité de ma conscience. Le vrai moi est caché. Le domaine de la conscience est celui de l'intériorité, une intériorité inaccessible et impénétrable pour l'autre. Ma subjectivité est comme une forteresse où je peux me réfugier et trouver la paix si l'on m'agresse. Personne ne peut venir y troubler la paix que je décide d'y faire régner. Pressé de questions, si je décide de garder le silence, personne ne pourra violer cette intimité. L'intériorité de la conscience est un refuge. On peut bien m'obliger à faire ce que je réprouve, on ne peut pas contraindre mes pensées. L'esclave peut ainsi rêver qu'il est libre. La contrepartie, c'est que "mon jardin secret est une prison" (Gaston Berger, Du prochain au semblable: esquisse d'une phénoménologie de la solitude). En effet, ma subjectivité m'isole de façon irrémédiable. Elle est à l'origine d'une solitude essentielle, c'est-à-dire non pas due au hasard des circonstances, et à laquelle des circonstances plus favorables pourront mettre un terme, mais une solitude irréductible parce qu'elle tient à la nature même de l'homme. Tout homme est nécessairement un étranger pour les autres. Lévinas, dans Totalité et infini, en attribue la cause à cette "absence de patrie commune qui fait de l'autre l'Etranger". Nous n'avons pas de "patrie commune", précisément parce que nous sommes deux consciences de soi. De ce fait, chacun est intérieur à lui-même. Entre deux intériorités, il n'y a pas de lieu commun, pas d'espace commun. Entre autrui et moi, il y a une distance. Cette distance est absolue car elle est la distance qui sépare deux sujets. Entre deux objets, la séparation n'est que relative, la distance est seulement spatiale, mesurable. Même entre deux objets aussi éloignés qu'on voudra, la distance est relative. Entre la Terre et une galaxie lointaine, la distance est considérable mais finie, limitée. Entre autrui et moi, la distance est infinie, absolue, incommensurable - impossible à mesurer. La relation entre les hommes est donc à penser d'abord sur le mode de la séparation. Toute communion (ne faire qu'un) est impossible. La communication elle-même et la connaissance mutuelle sont compromises. Chacun est sujet de ses propres pensées. Il est impossible d'être le sujet des pensées de l'autre, de penser à sa place. Le domaine de la subjectivité est ce qu'il y a de plus caché, de plus intime. Autrui en est exclu. De même, il est impossible d'éprouver ce que l'autre éprouve, de son propre point de vue, au point de coïncider avec ses émotions. S'il donne les signes de la souffrance, on peut deviner ce qu'il éprouve, mais il est impossible de ressentir ce qu'il ressent. Si c'est un ami qui souffre, j'en éprouverai de la pitié, il me fera de la peine, mais ce n'est pas là ce que lui ressent. Il m'est impossible de souffrir sa douleur. S'il m'est cher, je souffrirai peut-être autant que lui, mais jamais de la même façon. Dans ce genre de situation, ne sachant pas quoi dire, on lâche parfois un maladroit "je comprends" qui constitue nécessairement un mensonge. Seul dans la souffrance, je le suis aussi dans le plaisir. Dans Une vie, de Maupassant, Jeanne découvre avec inquiétude que son mari lui semble un étranger: "Elle sentait entre elle et lui comme un voile, un obstacle, s'apercevant pour la première fois que deux personnes ne se pénètrent jamais jusqu'au fond de l'âme, jusqu'au fond des pensées, qu'elles marchent côte à côte, enlacées parfois, mais non mêlées, et que l'être moral de chacun de nous reste éternellement seul par la vie". Il n'y a donc bien que le sujet pour se connaître lui-même.

2. La "connaissance intérieure"

La conscience de soi suppose plutôt l'absence d'autrui. Prendre conscience de soi est un acte solitaire. La méditation cartésienne qui aboutit à la définition de la conscience se déroule dans le recueillement et la solitude, à l'écart du fracas de la vie sociale. De même, celui qui veut pratiquer l'introspection aura intérêt à fuir la compagnie des autres, qui ne pourrait que le détourner de soi, pour être seul avec lui-même.

a. L'expérience de la conscience comme intuition.

C'est Descartes[Notice] qui invente la notion moderne de conscience. Après avoir mis en doute toutes ses connaissances, il affirme l'évidence de sa propre existence, dont témoigne la conscience qu'il a de soi. "Cette proposition: je suis, j'existe, est vraie chaque fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit" (Méditations métaphysiques, II). Cette découverte n'est pas la conclusion d'un raisonnement, mais le fruit d'une expérience intérieure, faite sur soi-même. Dans le Discours de la méthode, Descartes avait d'abord employé la formule, célèbre mais ambiguë: "Je pense donc je suis". Cette formule, que Descartes a abandonnée dans ses ouvrages postérieurs, peut en effet suggérer l'idée fausse que le "je pense" est la conclusion d'un raisonnement, plus précisément d'un syllogisme dont une prémisse est implicite. Si l'on rétablit la prémisse manquante, on obtient:
Tout ce qui pense existe
Or je pense
Donc j'existe
Mais un tel raisonnement soulève une objection. Si la science dans sa totalité est suspecte, comme Descartes a décidé de le penser, pourquoi accorder du crédit à un tel raisonnement? Pourquoi ce privilège? C'est qu'il ne s'agit pas d'un raisonnement. Nul besoin de logique: il suffit d'éprouver, de sentir, de prendre conscience que je pense, pour m'assurer, ipso facto, de mon existence. Il ne s'agit pas d'un raisonnement, mais d'une intuition. L'intuition est, selon l'étymologie, une sorte de vision, une vision immédiate de l'esprit. Immédiate, c'est-à-dire sans étapes, directe, instantanée. Par l'intuition, la vérité se dévoile comme en un éclair. L'intuition est à distinguer du raisonnement, qui est discursif, qui procède par étapes, selon un enchaînement, une succession, et non immédiatement. Descartes parle (Discours de la méthode, II) des "longues chaînes de raisons" qui constituent les démonstrations mathématiques. Mais cette opération intellectuelle en quoi consiste le cogito n'est pas discursive. Est discursif ce qui se déploie dans un discours, qui prend donc du temps pour être effectué. Tout raisonnement est discursif puisqu'il consiste en une série de propositions. Le mot de "discours", sous la plume de Montaigne, a encore le sens de raisonnement. Le cogito n'est pas discursif mais intuitif, c'est pourquoi il est permis de parler à son sujet non seulement de certitude, mais d'évidence, car il est d'usage de réserver ce dernier terme pour désigner une certitude de nature intuitive.


Apprendre à marcher se fait avant qu'on devienne
conscient de son environnement
Or l'intuition est une connaissance absolue, non relative ou partielle. Bergson distingue deux sortes de connaissances. L'une qui s'effectue du dehors. Elle est nécessairement relative au point de vue que j'ai de l'objet. L'idéal serait de pouvoir coïncider avec l'objet, de le connaître de l'intérieur. Par exemple, l'observation de photos d'une ville, aussi nombreuses soient-elles, n'égaleront jamais l'intuition que j'aurai de l'atmosphère de cette ville si je me promène dans ses rues. De même, s'il s'agit de décrire un personnage, je pourrai multiplier les remarques psychologiques sur son caractère. Il faudrait les multiplier à l'infini pour atteindre une connaissance équivalente à celle que j'aurais si je pouvais coïncider, sympathiser avec lui. Or il y a un objet que je peux connaître de l'intérieur; c'est le moi.

b. Conscience ou pensée.

Descartes établit l'équivalence de la conscience avec la pensée: les actes intellectuels "ne peuvent être sans pensée, ou perception, ou conscience et connaissance" (Méditations, deuxième réponse aux troisièmes objections). Qu'est-ce que Descartes entend par "penser"? Les actes intellectuels, dit-il, ne peuvent s'effectuer sans pensée. Les actes intellectuels, c'est tout ce qui se passe dans l'esprit, toutes les opérations des facultés de l'âme, à savoir: raisonner, comprendre, vouloir, imaginer (rêver), mais aussi sentir, c'est-à-dire entendre, voir etc...Ce que désigne la pensée, chez Descartes, c'est l'ensemble de ces actes. Chacun d'eux est une pensée. Descartes nous dit que tout acte intellectuel, donc toute pensée, est nécessairement accompagné de conscience. Toute pensée est nécessairement consciente d'elle-même. Il n'y a pas de pensées inconscientes.
Que signifie donc la pensée pour Descartes? Elle est synonyme d'acte intellectuel. La pensée désigne toute activité de l'esprit. Or, la pensée, en ce sens, implique la conscience: elle est toujours accompagnée de conscience. "Par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est en nous de sorte que nous en sommes immédiatement conscients" (Méditations, 2ème réponse, définition I, p. 285; cf. aussi Principes de la philosophie, I, 9).La pensée se définit par la conscience. La pensée et la conscience s'impliquent si bien l'une l'autre, qu'elles s'identifient. "Pensée", chez Descartes, est synonyme de conscience. Quand il écrit: je pense que je me promène, cela signifie: j'ai conscience de me promener. Tout acte intellectuel enveloppe la conscience de cet acte, toute pensée est consciente d'elle-même, toute pensée est nécessairement pensée. Pour Descartes, une pensée inconsciente, c'est impensable!
En effet, la conscience est l'essence de l'âme. L'âme se définit par la pensée. La pensée, de toutes les propriétés de l'âme, est celle qu'on ne peut lui ôter. La mise en œuvre du doute l'a montré: je peux bien m'imaginer sans corps, sans perception du monde extérieur, mais pas sans pensée.

Note:
Cf Erving Goffman, la Mise en scène de la vie quotidienne (t.I : la présentation de soi), 1973.

II. Difficultés de l'introspection

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Grâce à la conscience, l'homme dispose d'une faculté qui lui permet d'avoir connaissance de toute son activité intellectuelle. Il s'agit, selon Descartes, d'une sorte de connaissance, qui concerne la vie psychologique du sujet lui-même. Rien ne semble devoir lui échapper, puisque son domaine coïncide avec celui de l'esprit. L'âme, selon Descartes, est transparente à elle-même, puisque toute activité psychique est consciente. Ainsi, il ne devrait demeurer aucune zone d'ombre. Par conséquent, le sujet doit pouvoir se connaître lui-même. Descartes va même jusqu'à dire que l'âme est facile à connaître. Si la conscience est bien une sorte de "connaissance intérieure", selon la traduction des éditeurs de Descartes, il doit être possible de se livrer à un psychologie à la première personne, ou à ce qu'on appelle introspection, à savoir: la connaissance de soi par soi, l'exploration de "l'espace du dedans" (H. Michaux). Mais s'agit-il d'une véritable connaissance? Chacun fait l'expérience de la difficulté de se connaître soi-même. On observe souvent que les autres se trompent sur leur propre compte: un tel, a une mauvaise image de lui-même alors que ses qualités devraient lui donner confiance, un autre à l'inverse s'estime plus que ses capacités ne devraient l'y autoriser. Ce que je suis et ce que je crois être d'après les informations livrées par ma conscience coïncident-ils forcément?
Trois critiques: 1) l'introspection va limiter ma connaissance à ce qui est conscient (s'il y a un inconscient, il restera nécessairement inconnu); 2) L'introspection est une méthode subjective, que l'on peut soupçonner de n'être pas sincère: le problème, c'est que l'observateur n'est pas neutre, car il est aussi l'objet de l'observation. 3) En outre, l'identité de l'observateur et de l'observé est en fait problématique: du seul fait que je m'observe, cela ne va-t-il pas modifier ce que je suis?

1. Les perceptions inconscientes

Pour que mon être réel et mon être tel qu'il m'apparaît coïncident exactement, il faudrait d'abord que je n'ignore rien de ce que je suis. La conscience que j'ai de moi-même, autrement dit, doit être complète, sans qu'aucune partie de mon esprit ne soit inconsciente. Pour Descartes, on l'a vu, tout ce qui est intellectuel est conscient.[Note 1] Parmi les opérations de nature intellectuelle, l'auteur du Discours de la méthode comprend les actes sensoriels: sentir, c'est-à-dire voir, entendre etc... Or, on peut fort bien sentir sans y penser, sans en avoir conscience. Par exemple, on sursaute lorsque le tic-tac de l'horloge, bruit familier que l'on croyait ne plus entendre tant on y est habitué, s'arrête soudain. C'est donc qu'on l'entendait bien; mais on n'en n'avait pas conscience.
Leibniz désigne ce genre de phénomène sous le nom de «petites perceptions» ou «perceptions insensibles», c'est-à-dire inconscientes. [Extrait des Nouveaux essais]La perception désigne aussi bien la perception sensible que la représentation d'une idée. Penser, aussi bien que voir ou entendre, sont des formes de perception. Leibniz distingue la perception de l'aperception (de «apercevoir»). L'aperception, c'est la conscience que l'on a d'une perception. Formulée en termes leibniziens, la thèse de Descartes devient: toute perception implique aperception; toute perception est ipso facto aperception, ou toute perception est aperçue. Leibniz rompt avec Descartes et affirme l'existence de perceptions insensibles, c'est-à-dire de perceptions inaperçues. Leibniz propose cet exemple (Nouveaux essais sur l'entendement humain). Lorsque j'entends une vague s'écraser contre un rocher, ce dont j'ai conscience, c'est un bruit unique, un bruit sourd, un grondement. Or, ce bruit est en réalité composé de la multitude des petits bruits provoqués par l'infinité des gouttes d'eau qui composent la vague. Cette infinité de petits bruits, je l'entends, car si je ne les entendais pas, leur somme ne pourrait pas produire ce grondement qui est celui de la vague (une infinité de petits riens ne peut faire un bruit). Je les entends donc, mais sans pouvoir les distinguer, sans en avoir conscience, sans m'en apercevoir. Il y a donc des perceptions qui ne sont pas conscientes. Leibniz sépare ce qui était identifié par Descartes. Toute perception n'est pas aperçue.[Note 2] Descartes a eu tort d'assimiler les actes sensoriels aux actes intellectuels, définis comme nécessairement conscients. Ce que Leibniz révèle au sujet de la perception ne peut-il être étendu à d'autres actes?
[Note 3] Un cartésien dira que l'on ne peut parler sans en avoir conscience. Pourtant, ne peut-on pas parler sans penser à ce que l'on dit ? Il est des situations où la parole tient plutôt du réflexe social ("bonjour, ça va?"). Et les structures du langage, elles, sont inconscientes (Freud, Chomsky). Selon Freud, les rêves, les lapsus, apparemment insignifiants, ont pourtant un sens qui m'est caché. Et le symbolisme qui apparaît dans le rêve est lui-même inconscient. "Le psychique en toi ne coïncide pas avec ce dont tu es conscient; ce sont deux choses différentes, que quelque chose se passe dans ton âme, et que tu en sois par ailleurs informé" (Freud, l'Inquiétante étrangeté). C'est peut-être même la plus grande partie du moi qui est cachée. Parfois, un souvenir qu'on croyait effacé de la mémoire, resurgit. Ne serait-ce pas le signe que le moi conscient n'est que la partie émergée du moi? Comment, dans ces conditions, affirmer qu'il est possible de se connaître soi-même de façon complète et achevée?
Un autre obstacle à cette entreprise de connaissance de soi par soi tient à la nature de la conscience elle-même. Leibniz met en lumière une limité extérieure à la conscience, il découvre l'existence d'un domaine où la conscience ne peut pénétrer. Mais il se pourrait que le sujet soit impuissant à connaître, même ce qui pourtant est donné à sa conscience, que même ce qui est conscient soit doit dénaturé par la conscience, altéré donc méconnu.

2. Sincérité et mauvaise foi

Une difficulté supplémentaire, c'est que l'introspection, pour être une connaissance, doit viser la vérité. Par conséquent, elle doit être sincère. Or, celui qui s'observe peut avoir intérêt à cacher une partie de ce qu'il découvre, de façon plus ou moins consciente. En réalité, même si l'introspection se présente comme une conduite de sincérité, son but réel n'est pas la connaissance de soi. C'est ce que révèle l'analyse des récits autobiographiques. Toute une littérature est dominée par le souci de l'introspection et de la sincérité. Cette tradition naît avec Montaigne. Au début des Essais, l'avis au lecteur prévient, dès les premiers mots: «Ceci est un livre de bonne foi» . Plus loin, l'auteur exprime sa volonté de «se peindre (...) tout nu», sans masque. Elle est continuée par Rousseau qui déclare, dans les Confessions: «Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature». Dans l'exercice littéraire de la connaissance de soi par soi s'annonce un souci de sincérité. Mais ce qui est visé n'est pas la connaissance de soi. Ce qui explique l'échec constaté par Rousseau, plus tard, dans les Rêveries: «Parfois j'ai caché le côté difforme en me peignant de profil» (4ème promenade). En réalité, l'enjeu est tout autre. Ce genre littéraire, qui prétend avoir pour but la connaissance de soi, ne prend en réalité son sens que si on le met en relation avec un certain type de conduite religieuse. Cet exercice ne fait que répéter un comportement religieux: celui de la confession. A cet égard, le titre du livre de Rousseau en dit plus qu'il ne voudrait. Le but de la confession ou de l'aveu n'est pas la connaissance de soi, mais la libération à l'égard du mal que l'on a commis, la délivrance du remords, une sorte d'exorcisme. Il est clair que c'est là le véritable enjeu des Confessions de Rousseau: se persuader qu'il n'est pas méchant. Il y a une fonction cathartique de la confession, illustrée par Crime et châtiment de Dostoïewsky. «Catharsis», en grec, désigne la purification . Le but de la confession, c'est de purifier l'âme, de la laver. Grâce à la confession s'opère une prise de distance par rapport à soi. On se libère de ce que l'on était pour ne plus l'être. La confession littéraire fait jouer à l'art le rôle rédempteur de la confession religieuse. Dans un tel exercice, se connaître n'est qu'un prétexte.
Non seulement la confession a un autre but que la sincère connaissance de soi-même, mais toute prétention à la sincérité est suspecte. Prétendre être sincère, prétendre décrire ce que l'on est, c'est même selon Sartre le comble de la mauvaise foi (l'Etre et le néant, I, II). Une telle accusation est paradoxale. Cette mauvaise foi consiste en ceci que prétendre dire ce que je suis, c'est vouloir ignorer en quoi consistent la conscience et l'existence humaine.

Note:
1. Sur ce point, Malebranche ne suit pas Descartes: "Le sentiment intérieur que j'ai de moi-même m'apprend que je suis, que je pense, que je veux, que je sens, que je souffre etc..., mais il ne me fait point connaître ce que je suis" (Entretiens sur la métaphysique).
2. On connaît aujourd'hui la notion d'image "subliminale".
3. «Les vrais et premiers motifs de la plupart de mes actions ne me sont pas aussi clairs à moi-même que je me l'étais longtemps figuré» (Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, 6ème promenade).

3. La distance à soi

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Etre conscient de ce que l'on est, c'est aussitôt ne plus l'être, être déjà au-delà, c'est avoir pris un recul. Prendre conscience de soi, suppose une sorte de dédoublement («une sorte de»: je suis un) entre moi comme objet et moi comme sujet. On ne peut prendre conscience que de quelque chose de différent de soi, on ne peut observer quelque chose que si l'on s'en distingue, qu'en l'observant de l'extérieur, en le surplombant. Je ne peux contempler le panorama que si je prends de la hauteur. De la même façon, si j'adhère à moi-même, si je coïncide avec ce que je suis, la conscience de moi-même est impossible. La conscience de soi est impossible si ne s'introduit pas en moi une distance, une séparation, un dédoublement (de même que si j'ai les yeux collés sur l'objet, il m'est impossible de le voir; il faut un recul). La conscience d'objet est négation de l'objet. Si cet objet est soi-même, de la même façon, la conscience doit produire un recul, une mise à distance. La conscience est la capacité d'un recul par rapport à soi. Avoir conscience d'être ceci ou cela, c'est déjà ne l'être plus tout à fait, ou ne l'être plus de la même façon. Autrement dit, à la manière de tout instrument d'observation, la conscience risque de dénaturer, d'altérer son objet.
Exemple 1: prendre conscience que l'on est amoureux, c'est déjà ne plus l'être de la même façon (on cesse de se contenter de vivre son amour). Ex. 2: avoir conscience d'être heureux produit une modification de ce sentiment, susceptible de le mettre en danger. Je cesse en effet de vivre mon bonheur pour le penser. Si je cesse de le vivre, le suis-je encore? On se gâche facilement un plaisir quand on perçoit froidement sa situation au lieu de la vivre, d'y être pleinement engagé (ex.: dans une fête). Ex. 3 : avoir conscience que l'on a commis une faute, c'est déjà être en voie de la dépasser, c'est déjà s'en repentir. L'avouer, c'est une façon de s'en libérer. La faute dont j'ai conscience perd de son poids car elle n'est plus vécue, elle devient un objet de conscience, voire un objet de connaissance, d'analyse. La conscience fait de la faute un objet, quelque chose qui existe désormais comme séparé, détaché de moi, que je peux analyser froidement. Ex. 4 : cf. Montaigne, Essais, I, 20 (p. 152): le danger est toujours plus effrayant vu de loin. La méditation sur le danger est angoissante; une fois dans l'action, on s'aperçoit qu'il n'était pas si terrible. Le danger comme objet de conscience et le danger vécu, auquel on n'a pas le temps de penser parce que l'on est davantage concentré sur les gestes à accomplir, n'est pas le même. La conscience grossit le danger. L'appréhension est toujours pour beaucoup dans la douleur.
Etre conscient de soi, c'est donc ne pas être, qui implique demeurer, mais exister, être en devenir, être toujours déjà autre que soi. A chaque instant, je ne suis déjà plus ce que j'ai conscience d'être, puisque la conscience suffit à modifier ce qui est à connaître, à la manière dont un instrument d'optique modifie et déforme l'objet à observer. S'attribuer telle ou telle qualité, tel prédicat, c'est prétendre coïncider avec ce prédicat. Or l'homme n'est pas ce qu'il est. Cette qualité, du fait même que j'en prends conscience, du fait que je la reconnais comme mienne, je ne la possède plus telle quelle. La sincérité consiste à vouloir se définir, alors qu'un homme est toujours au-delà de toute définition. C'est une tentative pour se faire être, pour se décrire sur le mode des choses, se présenter comme doué de déterminations closes sur elles-mêmes, définitives et inchangeables. Une tentative pour s'identifier à des qualités: Je suis président, je suis modeste. Il ne s'agit pourtant pas de qualités stables, acquises une fois pour toutes. On ne peut pas dire je suis président, comme on dit: le mur est blanc. L'homme et la chose ne sont pas de la même façon. Le mur n'a pas à assumer sa blancheur, il n'en est pas responsable. En revanche, j'ai à continuer de mériter mon titre, à m'en montrer digne. La sincérité cache en réalité une tentative pour nier sa propre liberté. Le but de cette conduite, c'est de se masquer à soi-même que l'on est libre et responsable (ces deux notions vont ensemble: on ne peut être responsable que de ce que l'on a fait librement). S'attribuer un mérite comme s'il s'agissait d'une qualité constitutive de mon être, c'est rassurant, cela donne à penser qu'il est inséparable de moi, que ce qui est acquis l'est une fois pour toutes. De même, se représenter ses propres défauts comme des qualités qui adhèrent à sa personne, cela peut fournir une sorte d'alibi. Par exemple, il y a une façon de reconnaître que l'on est malchanceux qui vise à excuser ses propres échecs, en les attribuant à un tempérament auquel on ne peut rien. S'avouer paresseux, cela peut servir d'alibi, permettre d'excuser sa conduite tout en niant sa propre responsabilité.
La conscience, semble-t-il, modifie, altère son objet. Ainsi, vivre en ayant conscience de vivre n'est plus la même chose que vivre simplement. Vivre, avec en plus la conscience de vivre, c'est ce que les philosophes existentialistes appellent, à partir de Kierkegaard, existence. Le terme d'existence, auparavant, est un synonyme d'être (Descartes ne les distingue pas: «je suis, j'existe»; titre de la troisième Méditation: "De Dieu; qu'il existe"). L'existentialisme les distingue parce qu'il donne un sens précis et inhabituel au verbe «exister». L'existence n'est distinguée de l'être qu'à partir du moment où l'on analyse la conscience comme pouvoir de mise à distance de soi. La conscience trouble, modifie son objet (à la façon dont parfois, gêné par le regard d'autrui, on modifie son comportement). Exister, c'est autre chose que se contenter d'être ou de vivre. La réflexion trouble l'action. Le geste effectué de façon réflexe, automatique, n'est pas accompli de la même manière si l'on pense à ce que l'on fait. On est plus maladroit quand un automatisme n'est pas encore acquis. La Genèse, dans la Bible, peut être interprétée comme l'allégorie, le récit symbolique de l'accession de l'homme à la conscience de soi, du passage pour l'homme d'une vie simplement biologique, animale, à une existence humaine. Elle décrit sous forme d'images le passage de l'animalité à l'humanité. La vie d'Adam au jardin d'Eden décrit une belle harmonie avec la nature. «Paradeisos», en grec, désigne un jardin d'animaux. Adam est un animal parmi les autres. Il mène une vie naturelle, innocente (l'innocence est à la fois ignorance et béatitude). Puis il goûte le fruit de l'arbre de la connaissance: c'est le passage à la conscience, qui rompt cette harmonie originelle. Apparaît alors la honte («ils virent qu'ils étaient nus»). La honte, ou la pudeur, supposent la conscience de soi, la faculté de se représenter soi-même, et la conscience du regard d'autrui. Elle est accompagnée de la conscience d'une discordance entre mon être et mon paraître. Des conduites telles que la honte n'apparaissent pas chez l'animal, dont on peut donc supposer qu'il est dépourvu de conscience de soi. L'homme, lui, n'est pas «collé» à sa vie, mais capable d'en prendre conscience, de la mettre à distance. Il se détache de la vie, il ne fait plus un avec elle. Ainsi, il s'élève au-dessus d'elle. Mais aussi, il acquiert la conscience de la mort. La conscience de la vie est indissociablement conscience de la mort. L'homme est capable de nier la vie, il est capable de concevoir le contraire de la vie. Il vivra désormais dans l'inquiétude de la mort. D'où toute conscience, selon une expression de Hegel, est «conscience malheureuse»: elle est conscience de la mort, rupture avec le paradis originel de l'innocence, de l'absence de recul par rapport à soi de l'animal immergé dans le cycle vital, en harmonie, en fusion avec la nature, ses besoins et leur satisfaction. De même, l'enfant est d'abord innocent et insouciant. Il n'a pas honte sous le regard d'autrui. Puis se développe la conscience de soi. Apparaît alors l'inquiétude du dehors, la découverte que l'on a un dehors et le souci de savoir ce qu'autrui en pense. C'est pourquoi l'enfance est souvent présentée, par exemple dans l'œuvre de Proust, comme un paradis perdu.
La conscience de soi introduit donc une rupture, une séparation, une distance d'avec soi-même (qui rend possible par exemple l'ironie sur soi-même: rire de soi suppose la capacité de prendre du recul, de se distinguer de soi; en ce sens, rire est bien le propre de l'homme). La conscience implique une division à l'intérieur de soi-même, une séparation entre soi comme sujet et soi comme objet de conscience. Elle implique une modification. A mesure que je prends conscience de ce que je suis, je ne le suis déjà plus, précisément parce que j'en prends conscience. La conscience suscite donc une altération incessante. L'homme est donc toujours en devenir. L'homme est à distance de soi-même, en avant de soi-même, là-bas, dans l'avenir (voir l'Homme qui marche, de Giacometti: penché en avant, dans un perpétuel déséquilibre). L'homme est toujours en route, en chemin vers soi, toujours inachevé. On ne peut pas réduire l'homme à ce qu'il est actuellement, en un instant donné. La conscience opère une modification, une mise à distance, une transformation progressive et incessante. C'est parce qu 'un homme est conscient qu'il devient au lieu d'être. L'homme n'est pas: il devient, ou il existe. Il ex-iste, dit Heidegger. Exister, selon l'étymologie, c'est sortir de... La conscience est la puissance de nier et de mettre à distance le réel, l'être, de le dépasser pour s'en libérer. Le pour-soi est capable de nier ce qu'il est de le rejeter dans le passé pour ne l'être plus. La conscience est perpétuel dépassement de soi. Elle se dépasse vers des fins. Etre en projet, c'est refuser comme provisoires et partielles toutes les définitions que les autres pourraient être tentés de m'attribuer. En dernière analyse, aucune définition ne convient jamais à un homme. L'homme échappe à toute définition. Il n'est pas un pot à confiture sur lequel on peut coller des étiquettes. Il doit exister d'abord pour pouvoir ensuite être qualifié. Il n'y a aucune définition qui pourrait lui être attribuée a priori, avant sa naissance (impossible de le définir d'avance par l'hérédité, par exemple). Tout jugement de la forme « tu es ceci...» est toujours perçu comme réducteur. L'individu est toujours déjà au-delà d'un tel jugement. Toute définition que l'on prétendra m'attribuer peut être infirmée par la suite de mes actes. Dès lors que j'en prends conscience, je la dépasse. Du coup, la notion de "personnalité", si l'on entend par là un ensemble de qualités constantes, apparaît problématique. De même que l'idée d'un "vrai moi" qui serait caché. Y aurait-il un vrai et un faux moi? Et pourquoi l'un serait-il donc plus "vrai" que l'autre? L'homme est en devenir perpétuel du fait même qu'il prend conscience de lui-même. Comment alors pourrait-il espérer se connaître?

III. L'identité personnelle

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La possibilité d'une connaissance de soi semble compromise, pour les raisons qui précèdent. Je change sans cesse. Cependant, je ne suis pas rien. Il est vrai que je fais l'expérience en moi d'un changement continu. Mais chacun a aussi bien le sentiment d'une identité personnelle. Chacun a conscience, malgré ce changement, de rester cependant le même d'un bout à l'autre de sa vie. Cet enfant que j'étais, certes, je ne le suis plus, mais c'était bien, tout de même, moi. Que faut-il donc entendre par ce mot : moi ? Qu'est-ce que le moi ? Comment expliquer ce sentiment de l'identité personnelle ?
Pour expliquer la conscience de cette identité, on pourra supposer que quelque chose, de l'âme, reste identique. Quelque chose, en moi, dans mon esprit, ne change pas. Ce fond stable de ma personnalité, c'est ce que l'on pourra appeler le moi. Il serait ce qui n'est pas affecté par les changements. Il resterait toujours comme un noyau stable, qui assurerait une certaine permanence à ma personnalité. Que penser d'une telle hypothèse ?

1. Critique de l'idée de moi

Quand je pénètre au plus intime de ce que j'appelle moi-même, c'est toujours pour tomber sur une perception particulière ou sur une autre : une perception de chaud ou de froid, de lumière ou d'obscurité, d'amour ou de haine, de peine ou de plaisir. Je ne puis jamais me saisir moi-même sans une perception, et je ne puis rien observer que la perception.
Quand mes perceptions se trouvent interrompues, comme par un profond sommeil, aussi longtemps que cet état dure, je n'ai pas le sentiment de moi-même, et l'on peut vraiment dire que je n'existe pas ; et si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort, si je ne pouvais plus ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr, après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé, et je ne conçois pas ce qu'on demande de plus pour faire de moi une parfaite non-entité.
Si quelqu'un, réfléchissant à cela sérieusement et sans préjugé, pense avoir une notion différente de lui-même, j'avoue qu'il m'est impossible de raisonner plus longtemps avec lui.(...) Peut-être perçoit-il quelque chose de simple et de continuellement existant qu'il appelle lui-même, quoique je sois certain qu'il n'y a pas en moi un tel principe.
David HUME, Traité de la nature humaine, I, IV, 6.
L'hypothèse de l'identité, pour Hume[Notice], n'est qu'une illusion. Le moi n'est qu'une chimère inventée par les métaphysiciens, dont rien ne permet de confirmer la réalité. En effet, quand je pratique l'introspection, à la manière de Descartes, qu'est-ce que je trouve en moi ? Je fais l'expérience d'un ensemble d'états psychologiques, d'actes intellectuels, un flux de contenus de conscience, une série de perceptions. Toujours une perception particulière, bien déterminée : la perception de ceci ou de cela, la conscience de quelque chose, mais jamais la conscience elle-même. J'éprouve une continuité de pensées, de sentiments qui se succèdent. Ce que j'éprouve là, c'est une pure multiplicité. L'introspection ne me permet pas de dire ce que je suis, ne me permet pas de découvrir un élément stable qui serait moi. Au contraire, sous le regard de l'introspection, le " moi " se dissout en une multiplicité. " Du dedans, l'homme n'est rien : il coule comme un fromage " (Sartre). L'introspection se perd nécessairement dans l'indéterminé, l'indéfini, l'inachevé. Exemple : le Journal d'Amiel. Jour après jour, Amiel note tout, absolument tout ce qu'il peut observer en lui-même. Ce projet impossible restera inachevé après 20 ou 30 volumes. Amiel ne décrit pas seulement chaque événement extérieur, mais le rapporte avec l'écho qu'il a rencontré dans s conscience (je pense ; je pense que je pense etc...). Un tel projet est nécessairement inachevable. Laissée à elle-même, la " vie intérieure "est une prolifération indéfinie. La question est : d'où vient alors l'unité ?
Comment ces états sont-ils liés ensemble, qu'est-ce qui autorise à dire qu'ils constituent une seule personnalité ? D'où vient l'unité qui fait mon identité personnelle, qui fait que je peux dire Je ? Hypothèse : quelque chose, en moi, reste identique. Sous cette multiplicité se cache un élément stable. Le moi serait le support de toutes les modifications de la conscience. Ce moi serait une substance. La substance : ce qui subsiste, ce qui reste identique malgré les changements. Mais, constate Hume, l'introspection ne me permet en aucun cas de découvrir une telle réalité. Il est impossible de faire l'expérience du moi. Il en conclut, à la fin, que le moi n'existe pas. Il s'agit d'une hypothèse. Le moi, par définition, serait caché sous ce qui apparaît. Lui-même n'apparaît pas. Il est effectivement impossible d'en faire l'expérience. Et il faut bien reconnaître que ce moi a quelque chose de mystérieux. C'est une hypothèse métaphysique que rien ne permet de démontrer.
Le moi, ou ce que Descartes appelle l'âme, est censé assurer la continuité de mon identité à travers le temps. Si je reste le même en des moments différents, c'est que malgré les changements qui m'ont affecté, j'ai conservé le même moi. Ce moi reste inchangé pendant le sommeil, de sorte que je conserve mon identité à mon réveil. Il pourrait même (Descartes ne l'affirme pas, mais il pense que c'est possible) que ce moi survive à la mort du corps. Hume considère tout cela comme de la pure imagination. Je ne suis rien de plus qu'un ensemble de perceptions, ou de pensées, puisque je ne peux rien découvrir de plus en moi-même. Par conséquent, lorsque je cesse de penser ou de percevoir, je ne suis plus rien. Et lorsque je cesserai de percevoir de façon définitive, rien ne survivra, puisque je me réduisais à ces sensations. Pour Hume, je ne suis rien de plus qu'une somme de perceptions. Je suis cette multiplicité. L'identité ou l'unité sont un mythe. Le moi est un mot vide.

2. La construction de soi

Tout de même, Hume y va fort. Il a sans doute raison de ne pas vouloir se contenter d'une hypothèse purement abstraite et qu'aucune expérience ne vient confirmer. Cependant, peut-on nier absolument l'identité de la personne? L'objection que l'on ne peut manquer d'adresser à Hume, c'est que, tout de même, ma vie présente à mes yeux une continuité, j'ai conscience d'une certaine unité de mon passé à mon présent. Certes, on doit renoncer à l'idée d'identité si, par ce mot, on entend une absence de changement. L'identité: deux sens. Le premier, c'est le contraire du changement. C'est un sens mathématique, l'idée d'une égalité. Certes, je change. Mais cela n'exclut pas que je possède une identité. Avoir une identité, c'est être soi, sans rester forcément identique. L'identité en ce sens n'exclut pas le changement. On pourrait comparer l'identité personnelle au style d'un artiste: il évolue, cela est souhaitable; mais malgré cette évolution, il reste reconnaissable pour qui le connaît bien. En quoi consiste donc cette identité? Elle résulte de l'effort par lequel, progressivement, je la construis.
Si nous étions ainsi que le dit Hume, qu'est-ce que cela donnerait ? Nous ne pourrions vivre qu'une série de sensations sans unité. Oliver Sacks, dans l'Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, cite un cas assez effroyable d'amnésie, qui donne une idée de ce nous serions si Hume avait raison. Un de ses patients est atteint du syndrome de Korsakov, qui se traduit par une amnésie rétrograde. Dans l'amnésie telle qu'on la connaît habituellement, le sujet a oublié ce qui est antérieur à une certaine date, tandis qu'il se souvient de ce qui est arrivé depuis. Dans le cas cité par Sacks, le malade se souvient du passé d'avant le déclenchement de sa maladie, mais oublie tout le présent au fur et à mesure qu'il le vit. Il se croit encore en 1945. Et son médecin, à chaque visite, doit à nouveau se présenter. Son existence n'est plus qu'une succession décousue d'instants sans unité. Beaucoup de maladies mentales se caractériesent par une "dislocation" du moi. C'est ainsi qu'on a d'abord défini la schizophrénie (schizein, en grec: fendre, scinder). Les formes de maladies mentales les plus graves, les psychoses, sont communément définies par des troubles de l'identité, ou par l'effondrement de la personnalité. La normalité, entendons par là la santé, suppose une unité. Accordons à Hume qu'il faut sans doute renoncer à l'idée d'un "moi" qui serait déjà constitué dès la naissance. Je n'ai pas une identité d'emblée. L'enfant n'apprend pas à dire Je immédiatement. La conquête de sa propre identité suppose un travail de synthèse [Voir les repères]par lequel on reprend à son compte et l'on intègre les diverses données de mon existence. Mon identité, je l'élabore progressivement, par une sorte de discours sur moi-même, une histoire cohérente de moi dans laquelle j'essaie d'intégrer mes actes, mon passé, ce que j'ai pu éprouver. Parfois, je me surprends moi-même, j'agis d'une façon qui ne correspond pas à l'idée que je m'étais faite de moi. Il y alors discordance, et il me faut la dissiper. C'est vital, car en l'absence d'unité, ce qui guette, c'est la folie. Cette élaboration de mon identité est parfois laborieuse, on traverse parfois des crises d'identité. Pour parvenir à un récit sur soi cohérent, il est même parfois nécessaire d'oublier une partie de son passé. Les conduites de mauvaise foi pourraient ainsi s'expliquer par la nécessité qu'il y a à se fabriquer une identité.

Conclusion

La conscience de soi n'est pas une connaissance. En effet, ce n'est pas parce que j'ai conscience de moi-même que, pour autant, je me connais. Ce n'est pas parce que j'ai conscience de mes pensées que je suis capable de les définir. En outre, l'idée d'un "moi" qui resterait identique malgré les changements semble devoir être abandonnée, faute de fondement dans l'expérience. La conscience de soi n'est pas une connaissance: elle est plutôt le moyen par lequel je me donne, je me construis une identité. En tant que connaissance, elle ne peut donc être qu'en retard, en décalage perpétuel par rapport à mon effort sans cesse repris pour donner un sens cohérent à mon existence. De plus, pour que l'image que je me forme de moi-même soit cohérente, il est parfois nécessaire que je refoule certains aspects de mon passé qui seraient en désaccord avec cette image que j'ai de moi-même.


Bibliographie:
Descartes, Méditations métaphysiques
Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse
Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain